Dans une mise en scène sombre et épurée, Tannhäuser rayonne et révèle deux grandes sopranos.

C’est souvent dans l’inattendu d’une rencontre que se joue la valeur d’un spectacle. Ainsi le rationalisme ultra-contemporain du metteur en scène Michael Thalheimer et la mystique christiano-païenne du jeune Richard Wagner. Rien, a priori, ne lie les deux univers : le premier emprunte au théâtre berlinois, à la boîte noire du théâtre contemporain, quand le second se débat à cette époque de Tannhäuser entre l’héritage romantique et un sublime revu par Shopenhauer. Le premier croit aux rouages des pulsions destructrices, le second aux déesses païennes qui ensorcellent les artistes. Or, c’est dans ce décalage que tout se joue, car c’est un Tannhaüser superbe qui nous a été donné à voir hier soir : costumes de ville, scène vide à l’exception d’une vaste roue, obscurité. Maquillages de théâtre de rue. Peut-être est-ce d’ailleurs dans cette sobriété froide que Wagner peut être le mieux entendu aujourd’hui, car l’on saisit que Tannhaüser est avant tout l’opéra d’un homme déchiré par ses pulsions. Un homme, un artiste, n’oublions pas qu’il est le chanteur vainqueur du fameux concours de Minnesänger à la Wartburg, captif d’un espace mental érotique. Cet emprisonnement apparaît sur la scène du Grand Théâtre de Genève sous la forme d’une roue circulaire au centre d’une scène vide : un homme, haut, bras nus, y avance vaillamment. L’on reconnaît le ténor suédois Daniel Johannson. La fameuse et sauvage bacchanale qui ouvre le Tannhaüser accompagne les gestes du ténor. Pas de ballet, mais des tableaux : à la manière de l’ouverture de Melancholia de Lars Von Trier,les personnages qui vont marquer la vie de Tannhäuser apparaissent, puis disparaissent, lui révélant le sens de son destin : le romantisme est assumé, de toutes parts. D’emblée, dans la salle de Genève, l’orchestre de la Suisse Romande, dirigé par Sir Mark Elder, s’en donne à cœur joie, au son des castagnettes qui enclenche l’érotisme de tout le premier acte. Au plateau, la sensualité naît de Victoria Karkacheva, la révélation de ce Tannhaüser. De son chant profond,La mezzo-soprano russe plane ce premier acte de sa haute stature, dans une robe type Gaultier qui enserre son corps autour duquel le ténor Daniel Johannson tourne, sans pouvoir le quitter. Ce corps réapparaîtra au dernier acte, mais alors recroquevillé et malveillant, Karkacheva réussira ainsi, par un vrai sens théâtral, à se faire femme fatale et démoniaque. Son interprétation marqua hier toute l’assistance, et ses prochains rôles seront particulièrement attendus. À ses côtés, Daniel Johannson, tout en force, assume vaillamment son rôle mais ne lui offre pas les nuances espérées. Il est plus héros qu’artiste, plus homme déchu qu’esprit tourmenté. Dans les deuxième et troisième actes, Vénus aura cédé la place à Elisabeth, incarnée par Jennifer Davis, l’autre révélation de la soirée, soprano irlandaise qui révèle un art composite, nuancé, toujours émouvant. Et à ses côtés, Johannson réussira un temps à offrir nerfs et sentiments à son rôle, avant de retourner, à la fin de l’opéra, dans une incarnation minérale. Le sang qui coule d’acte en acte, jusqu’à ce que le héros s’en renverse sur la tête face à la foule médusée de la cour, n’aide pas à la finesse de jeu, au contraire, l’on regrettera ce ruissellement d’hémoglobine dont cette mise en scène toute en mystère n’avait pas besoin. Heureusement, aux côtés de Tannhäuser, l’ami, l’emblématique Wolfram von Eschenbach, est joué par Stéphane Degout : comme toujours, le baryton français accorde grâce et finesse à son rôle, ici le témoin impuissant de la déchéance de Tannhäuser et des séductions de la muse démoniaque. Enfin, si l’on doit parler des chanteurs, saluons au plus vite le Chœur du Grand Théâtre de Genève qui offre les instants grandioses de l’opéra, et notamment l’air final du troisième acte, qui fait entrer in fine, la lumière sur le plateau, autour du corps gisant de Tannhäuser : « Der Gnade wurden Heil », chantent-ils. Oui, ce soir-là, dans la boîte noire du Grand Théâtre, la grâce a eu lieu.
Tannhaüser, opéra de Richard Wagner, direction musicale Mark Elder, mise en scène Michael Thalheimer, Grand Théâtre de Genève, jusqu’au 28 septembre.