Depuis cinq ans, le Festival international de piano de La Roque d’Anthéron donne rendez-vous avec « Passer au présent – à la découverte d’un compositeur », série imaginée par Florent Boffard, interprète majeur de la musique des XXe et XXIesiècles. Reportage au sein du festival culte qui se poursuit jusqu’au 17 août.
Trois journées, trois portraits : le Hongrois Márton Illés, le Français Michaël Levinas et, en cette année de commémoration, Pierre Boulez. Chaque rencontre suit le même fil : le matin, une répétition publique commentée par l’invité ; à 14 h 30, une rencontre avec le compositeur, animée par Boffard ; à 16 h, un concert mêlant ses œuvres à d’autres pages du répertoire.
Le 8 août au matin, cinq jeunes musiciens prennent place tour à tour. Michaël Levinas écoute, commente, précise Synérèse pour piano, Trio avec piano et du Quatuor à cordes n° 1. Il déplie la structure des œuvres, éclaire les choix d’écriture, insiste sur les couleurs et les gestes. Le public, concentré, note chaque inflexion, happé par la logique de son raisonnement. À la rencontre de l’après-midi. Boffard mène la conversation avec le musicien. Les questions vont à l’essentiel : comment naît une œuvre, pourquoi telle notation, à quel moment une idée devient forme ? Le fils du philosophe Emmanuel Levinas répond avec une grande rigueur, laissant apparaître la pensée solidement structurée derrière la partition.
Le 9 août, la mécanique habituelle s’interrompt. À 11 h, Jean-Frédéric Neuburger donne un récital Chopin–Debussy–Boulez, relié par un fil discret : la tonalité de fa dièse majeur. Derrière cette tonalité, glisse-t-il, se cache un compositeur absent du programme : Olivier Messiaen qui aimait tant cette tonalité, et qui fut le maître de Boulez. Il confie inverser l’ordre du concert : « Avec la Deuxième Sonate de Boulez, difficile de revenir en arrière ! » Dans la salle, on perçoit l’arc invisible qui relie Chopin aux harmoniques éclatées de Boulez, en passant par les miroitements de Debussy. L’après-midi, Florent Boffard prend le relais. D’abord la Sonate post-romantique d’Alban Berg, puis la Troisième Sonate et les Douze Notations de Boulez. Le jeu, précis, au scalpel dans l’analyse, s’embrase soudain dans un lyrisme presque romantique. Par ces deux récitals, se dessine un portrait fascinant de Boulez au piano.
Pour les cinquante ans de la mort de Chostakovitch, le festival propose un véritable événement : l’intégrale des 24 Préludes et Fugues en trois concerts sur une seule journée du 10 août. Andrei Korobeinikov ouvre et ferme cette traversée par un Prélude et Fugue de Bach, figure tutélaire à laquelle Chostakovitch rend hommage. La filiation est immédiate, dans la rigueur comme dans l’élan. Tout au long de la journée, le pianiste alterne transparence et densité. L’interprétation éthérée de la plupart des pièces révèle une facette inattendue du compositeur, dont la musique, souvent poignante et bouleversante, prend ici une dimension presque irréelle. Les notes flottent, comme venues d’un autre monde, celui de l’intangible. Composée entre 1950 et 1951, cette œuvre porte en elle les cicatrices de la guerre, mais celles-ci paraissent transcendées, observées sous un regard presque extracorporel. La sérénité et le calme, teintés d’une certaine résignation, sont soudainement brisés par des éclats violents — des notes saccadées, des accords massifs attaqués avec une force inouïe — conférant à ces trois récitals une intensité et une singularité saisissantes.
Festival International de piano La Roque d’Anthéron (Bouches-du-Rhône), jusqu’au 17 août.