Seul en scène, Sergi Casero interroge dans El Pacto del Olvido comment, cinquante ans après la mort de Franco, les années de la dictature demeurent un sujet tabou en Espagne.

Debout derrière une console d’où partent une multiplicité de câbles et de fils, Sergi Casero aurait presque des allures de DJ. En réalité cet appareillage technologique avec son aspect un peu foutoir est d’un tout autre ordre. Car c’est plutôt le rôle du conférencier qu’endosse le performeur espagnol dans cette création où sont étroitement mêlés souvenirs personnels, éléments de fiction, archives visuelles et sonores, comme autant d’éléments d’une recherche patiemment élaborée visant à interroger l’histoire de son pays. Sauf qu’en fait d’histoire, ce à quoi se confronte Sergi Casero ressemble plutôt à un déconcertant phénomène d’amnésie collective. Le 20 novembre 1975, avec la mort de Francisco Franco, à l’âge de 82 ans, prennent fin quarante années de dictature. Trois ans plus tard, le 6 décembre 1978, la monarchie parlementaire est établie avec l’approbation d’une nouvelle constitution fruit d’un large consensus confirmant le retour de la démocratie. Commence alors une période d’euphorie dans un pays libéré de la chape de plomb franquiste. Et le passé alors ? Que reste-t-il de la guerre civile (1936 – 1939 ) et des quarante années de la dictature ?

Né en 1991, à Barcelone, Sergi Casero ne pose pas cette question par hasard. Comme il l’évoque dans le spectacle, alors qu’il était enfant, au sein de sa famille certains sujets n’étaient jamais abordés. Dans la maison de sa grand-mère régnait une pesante atmosphère d’interdit, comme un sentiment diffus de honte et de culpabilité. Pas question, par exemple, de toucher à la médaille militaire de son grand-père ; et encore moins d’aborder des sujets ayant trait à la politique. Cette « loi du silence » rappelle l’expérience du romancier Jaume Cabré, né en1947, qui évoque le « sentiment d’insécurité terrible » de ses années d’enfance avec l’injonction « Ne parle pas si fort ! ». Et se souvient  : « J’ai vécu la guerre civile dans le regard de mes parents ». Mais justement Cabré n’appartient pas à la même génération que Sergi Casero ; ce qui fait toute la différence, car si lui se souvient, l’enfant venu au monde dans les années 1990 n’a pas eu accès à cette mémoire, personnelle ou collective. D’où le passionnant travail de recherche qu’il a entrepris pour documenter ce qu’il considère comme un gigantesque refoulé collectif fondé notamment sur la décision en 1977 de promulguer une loi d’amnistie. Connue sous le nom de « Pacte de l’oubli », cette loi interdit toute investigation judiciaire des crimes commis pendant les quarante années de dictature. Sergi Casero parle à ce propos d’« amnésie institutionnelle ».

Il dénonce ainsi la façon dont aussi bien dans le contexte familial qu’à l’école, la guerre civile comme les années de la dictature ne sont jamais évoquées ou alors avec un luxe de précautions et d’euphémismes qui émoussent tout regard critique. Manipulant à vue le son, la lumière et les images qu’il projette pour étayer son propos, il a quelque chose d’un Prospero à la fois magicien, artificier et protagoniste du drame. Un Prospero qui réveille les ombres du passé et s’efforce de mettre des mots sur ce que depuis des années une partie du pays préfère ne pas entendre. Car ce que montre avec force et talent cette performance finement agencée, c’est à quel point l’Espagne est aujourd’hui encore profondément divisée. En témoigne notamment la violente controverse soulevée en 2018 quand il a été question d’exhumer et de déplacer la dépouille de Franco, enterré au sein du mausolée de la Valle de los Caidos. Pour toutes ces raisons, il faut absolument voir ce formidable Pacto del Olvido.

El Pacto del Ovido, de et par Sergi Casero les 25 et 26 juin au Théâtre de la Ville, Paris (75).