Les Affamés est le récit poignant d’un rescapé de l’Holodomor, famine organisée par Staline en Ukraine en 1932-1933, sous prétexte de collectivisation des terres.
À la fin des années 1920, l’Ukraine est perçue par Moscou comme un insolent bastion de prospérité agricole, irrésistible facteur d’émancipation politique dans la doxa communiste. Avec la Révolution de 1917, Lénine impose à l’URSS un régime centralisateur et dirigiste. Il épargne les paysans, libres d’exploiter leur lopin de terre en échange du versement d’une partie de leur récolte. « Cette politique aboutit à un remarquable redressement des campagnes après les ravages de la révolution et de la guerre civile ». Mais Lénine meurt en 1924. Staline décide de supprimer les petites unités agricoles autonomes. À cause de leur taille, ces exploitations seraient inefficaces et dangereuses. Inefficaces, car pas assez productives. Dangereuses, les fermes le seraient car elles sont moins facilement contrôlables que les grandes exploitations. « Grenier à blé » de l’URSS, l’Ukraine serait aussi un terreau d’embourgeoisement pour la paysannerie du fait même de la fertilité légendaire de ses terres noires, le tchernozium. Le koulak, le paysan enrichi – kourkoul en ukrainien – voilà l’ennemi !
Le kolkhoze, ferme collective géante, devient le lieu imposé de cette mise au pas des campagnes. Fanatisés et fraîchement débarqués en Ukraine des Écoles russes du Parti, les « ingénieurs agricoles » n’en sont pas. Ils confondent un veau et un poulain, gèrent les volailles comme un stock inerte, oublient de prévoir le fourrage des chevaux de traits réquisitionnés, jouent du pistolet avec ceux qui discutent les ordres… Le « Millième » gère un village entier, le « Cent », paysan désigné pour soumettre ses pairs, gère cent foyers, et ainsi de suite. Les chiens, les chats, « inutiles pour la Révolution » sont abattus. Tout comme les moineaux, par une propagande qui rappelle celle de Mao en Chine en 1958-1962 : leur extermination favorisera l’infestation des cultures par les insectes. L’ordre nouveau réquisitionne implacablement les récoltes pour nourrir les grandes villes sinistrées par la guerre et par la mauvaise gestion communiste. « Dans l’impossibilité de répondre à la force par la force, les paysans s’enfoncèrent dans la résistance passive. L’une de ses manifestations, considérée comme la plus dangereuse par le gouvernement, consistait à abattre le bétail plutôt que de le livrer au kolkhoze. En 1928, il y avait 32 millions de chevaux en URSS ; en 1934, ce chiffre était tombé à 15,5 millions. »
Les famines irlandaises, chinoises, indiennes étaient toutes dues à la sécheresse, à la surpopulation, aux catastrophes naturelles. En Ukraine, la famine fut organisée, bureaucratique, décidée aux noms de principes idéologiques absurdes, dignes des préceptes les plus meurtriers des Khmers rouges du Kampuchéa démocratique, de 1975 à 1979. Les plantations des kolkhozes, tout juste sur pied, sont pillées avant d’être mûres et envoyées à la ville. Les paysans en viennent à glaner dans les champs déjà moissonnés à la tombée de la nuit, à pêcher dans les rivières, à ramasser du bois en forêt pour faire du feu « avant que tout cela ne soit interdit et ne devienne la propriété de l’Etat ». Des fuites vers les villes s’improvisent, vite réprimées. Toute sortie du village devient interdite. Les enfants dépérissent, les adultes sont torturés quand la milice découvre des vivres, des semences dissimulées. Ceux qui survivent se tuent à la tâche dans les kolkhozes, vastes camps d’extermination à ciel ouvert. En 1932, « priorité était donnée à la livraison à l’État et personne n’osait faire la moindre allusion aux besoins des fermiers. On nous dit que la totalité du blé devait être transportée à la gare. Nous apprîmes aussi qu’il y avait été déposé par terre, couvert de bâches, et qu’on l’avait laissé pourrir. »
On estimera que 5 à 7 millions de paysans moururent de faim en Ukraine en 1932-1933.
90 ans avant l’invasion russe par Poutine, l’Ukraine était déjà une terre martyre de l’impérialisme « Grand-russe » du Kremlin.

Les Affamés, l’holocauste caché, Ukraine 1929-1933, de Miron Dolot, introduction d’Adam Ulam, traduit de l’anglais (États-Unis) par Amal Naccache, Libretto, 320 p., 11€