Création mondiale à Montpellier Danse pour le chorégraphe britannique, dans un rite féminin autour de la mémoire profonde de l’humanité : Thikra, la « nuit de la souvenance ».

Avec Thikra Night of Remembering, vous inventez un rite moderne, inspiré du passé, tel un souvenir enfoui et commun à toutes les cultures. Et vous avez créé une première version en extérieur, sur le site d’Al-ʿUla (1), en Arabie saoudite, aussi pittoresque qu’historique avec ses sites millénaires et ses paysages à couper le souffle. De quelle manière ce lieu vous a-t-il inspiré pour cette création ?

Quand j’ai été approché par la Commission Royale Pour Al-ʿUla, je me suis demandé en quoi cette cité pouvait résonner avec les récits que je veux de toute façon mettre en jeu par mes pièces. La cité d’Al-ʿUla a été traversée par de multiples civilisations, dont le judaïsme, le christianisme et l’islam, qui ont laissé leurs traces dans la pierre et sur les rochers. J’y ai trouvé un sens profond du mythe, qui remonte jusqu’aux tribus nabatéennes. Il y a eu des tentatives de domination, de colonisation par les Grecs et les Romains. Mais le peuple local a su préserver sa relation avec la nature. C’est ce qui fait que ces ruines et paysages sont pour moi un lieu profondément spirituel.

Vous co-signez Thikra avec la plasticienne saoudienne Manal AlDowayan, l’une des plus grandes artistes contemporaines, qui s’inspire souvent des mêmes traditions et signe la scénographie.

Son rôle dans ce projet est primordial. Elle travaille régulièrement avec les populations de la région et les connaît donc très bien. Ensuite, nous partageons l’intérêt pour la mémoire collective, les mythologies et les croyances. Elle m’a parlé d’une coutume locale très ancienne où des poètes récitent leurs œuvres en se tenant face à des ruines, ce qui m’a rappelé qu’ailleurs aussi, certaines cultures pratiquaient ce type de rites. Et j’ai complètement accroché. L’idée de Thikra est donc un rite qui a lieu chaque année, où l’on se rend auprès d’un site avec ses ruines pour rendre hommage à l’esprit qui y est attaché. Nous créons donc un rite nouveau qui s’inspire de rites anciens.

De quoi est-il question dans cette cérémonie à laquelle vous donnez le nom de Thikra, terme qui désigne en arabe le souvenir de moments agréables ?

J’ai imaginé une communauté de femmes qui vient honorer sa cheffe défunte et en même temps introniser sa successeure. Nous l’appelons la Mère. Elle doit diriger ce clan féminin et est incarnée par Azusa Seyama Prioville, interprète de Pina Bausch au Tanztheater Wuppertal. Au cours de leur culte, elle doit faire revenir l’esprit de l’ancienne principale, incarnée par Ching-Ying Chien. Si la Mère réussit, elle devient véritablement la cheffe de la tribu. Les autres danseuses forment une sorte de corps de ballet, mais celui-ci est chez moi toujours un personnage à part entière, un principal dancer ou soliste en soi.

Vous mettez donc en scène un rite exclusivement féminin. Pour quelles raisons ? Ces rites auxquels vous vous référez étaient-ils réellement réservés aux femmes ?

Il existe effectivement des rites effectués par des femmes et vus uniquement par des femmes. Et il m’importe d’en montrer la beauté et aussi la liberté qui régnait alors chez ces femmes, tout en évitant de l’aborder par le regard occidental. Manal AlDowayan connaît ces populations depuis son enfance. Et je voulais mettre en scène le pouvoir des femmes au sein de ces sociétés. Nous avons eu la chance de rencontrer l’une des cheffes locales. Sa petite-fille est également danseuse et le groupe de femmes nous a montré leur danse des cheveux. Il est très rare que des personnes extérieures puissent y assister. Elles ont fait danser leur longue chevelure et j’en ai été médusé, d’une part parce que ma propre mère avait également de très longs cheveux et aussi parce que pour ma part, je n’ai pas de cheveux du tout !

De quelle manière les danses de ces femmes ont-elles nourri vos recherches chorégraphiques pour Thikra ?

J’ai essayé d’en retenir autant que possible, et l’influence est donc forte. Mais le fondement de ma danse reste le genre classique indien, plus précisément le Katak, même si les danseuses indiennes de Thikra pratiquent le Bharata natyam. Nous avons aussi des danseuses qui travaillent en Australie, en Europe et dans différents pays d’Asie. Toutes sont ici réunies dans une danse à vocation spirituelle, dans le sens où pour moi, au-delà des religions, Dieu se manifeste dans la nature.

La musique du spectacle est-elle indienne, arabe ou électronique ?

Les sons du désert ont pour beaucoup inspiré la création musicale du compositeur Aditya Prakash qui est d’origine indienne, mais né aux Etats-Unis où il a grandi. Il a ici travaillé avec beaucoup de musiciens et chanteurs locaux. La texture et la qualité du chant dans ces tribus sont tout à fait particulières. Par ailleurs, Aditya Prakash vient d’une famille d’artistes. Sa sœur Mythili Prakash danse dans Thikra et est elle-même une chorégraphe à succès qui vient de présenter sa dernière création au Sadler’s Wells, la plus importante des salles de danse à Londres.

A la création de Thikra, à Al-ʿUla, vous avez donné le spectacle dans le désert. Qu’en gardez-vous pour la version en salle ?

Ces trois représentations dans le désert étaient très particulières. Nous avons intégré une cinquantaine de personnes de la communauté qui étaient visibles de très loin. Elles traversaient les paysages rocheux, illuminées par notre éclairagiste Zeynep Kepekli, dans des costumes pleins de couleurs. Il n’y avait que 180 spectateurs, et si on compte toutes les personnes ayant contribué au spectacle, celles-ci étaient aussi nombreuses que le public qui devait lui aussi traverser le désert pour arriver sur le site. C’était magique ! Pour la fabrication des costumes, Manal AlDowayan a travaillé avec des tisserands de la communauté locale. Tous les dessins étaient inspirés de la tradition d’Al-ʿUla et conçus pour le spectacle. Idem pour les épaisses tuniques mises à disposition du public pour se protéger du froid. Et même le thé à l’eau de rose servi aux spectateurs était une spécialité locale. Certes, tout cela n’est pas reproductible en tournée et en salle. Mais ces impressions restent présentes en nous et portent l’esprit et le souvenir de Thikra.

(1) Aujourd’hui orthographié AlUla dans le cadre de la promotion touristique.

Thikra Night of Remembering  d’Akram Kahn et Manal AlDowayan, Festival Montpellier Danse, du 22 au 24 juin, plus d’infos sur www.montpellierdanse.com