Emil Marat compose un livre passionnant avec ces Puits de Nuremberg à partir de l’histoire authentique d’un commando de partisans juifs qui a décidé de se venger des crimes de la Shoah.

Rescapés des camps de la mort, Primo Levi et Simone Veil ont témoigné de leur impuissance dans cette épreuve, injustice incommensurable, marquant à jamais les corps et les esprits. C’est pour lutter contre ce sentiment d’impuissance et l’impunité des Allemands qu’ils redoutent, qu’un commando de vengeurs juifs met sur pied un plan audacieux dans l’immédiat après-guerre. Et parce qu’ils pressentent que le « plus jamais ça » n’aura qu’un temps. Ce groupe de partisans juifs naît pendant la guerre dans le ghetto de Vilnius. Il se choisit pour nom Nakam, « vengeance » en hébreu. Aux 6 millions de Juifs assassinés, il faudra répondre par la Loi du Talion : œil pour œil, dent pour dent, vie pour vie. Nakam projette d’empoisonner l’eau de Munich, Hambourg et Nuremberg au moment du procès des dignitaires nazis à Nuremberg, en 1946. « Pas de mémoire sans vengeance » deviendra le mantra des plus motivés de ce groupe de résistants. Le plan échouera in extremis quand le poison sera découvert dans le port de Toulon. Une trahison. Mais qui ?…   

Le journaliste et écrivain polonais Emil Marat mêle à la vérité historique de cette histoire méconnue des figures de fiction. Abba Kovner, sioniste militant, poète bien réel de vingt-cinq ans et dirigeant de l’Organisation unifiée des partisans, fait équipe avec le personnage fictif de Wanda Rubin. Elle personnifie les doutes et les questionnements intimes tout au long du récit présenté en 89 chapitres. Après avoir échappé au ghetto de Vilnus, la « Jérusalem du Nord », Kovner s’engage avec le maquis de ses frères de la forêt. Il participera à la libération de Vilnus avec l’Armée Rouge et à la découverte des camps d’extermination en 1945.

De Vilnus à Varsovie, de 1939 à 1946, on suit ces résistants polonais, lituaniens et biélorusses, l’organisation des exécutions, les sabotages longuement préparés, le sauvetage de camarades, les familles prévenues au dernier moment. Ils combattent les Einsatzkommandos. Les Allemands bénéficient du soutien de milices locales, dont l’antisémitisme les met à l’abri du soupçon d’activisme anti-allemand.

Avec Nakam, groupe composite et cosmopolite, on découvre le poète yiddish Avrom Sutzkever, un des témoins juifs au procès de Nuremberg, membre de la « brigade des papiers », qui a sauvé de l’autodafé des milliers d’ouvrages ; la religieuse Anna Borkowska, qui a planqué des résistants dans son prieuré ; Kazimierz Sakowicz, témoin clef de la Shoah par balles ; Arie Wilner, dit « Jurek », figure du soulèvement du ghetto de Varsovie. On croise le parcours de l’écrivain soviétique Ilya Ehrenbourg, que la découverte des massacres rend fou de rage. « Commissaire national de la vengeance », Ehrenbourg avait pris part à la Guerre civile espagnole. Correspondant de guerre, membre du Comité juif antifasciste, il suivra l’Armée rouge dans les territoires tout juste libérés du joug nazi. En compagnie de Vassili Grossman, il recueillera des témoignages de tueries qui furent utilisés au procès de Nuremberg.

Ces militants d’une justice expéditive sans procès – avant ceux de Nuremberg – font face à l’expression de leur propre vengeance. Brutale, indispensable, indiscutée ou si peu. Mais quelle « valeur » a cette vengeance, que représentent ces représailles, presque dérisoires face aux millions de morts des crimes contre l’humanité de l’ignominie nazie ? Le récit poignant d’Emil Marat, la solidarité de ces frères et sœurs de sang confrontés à l’horreur quotidienne de l’extermination nazie, industrielle et bestiale, martèle à chaque page cette question impossible, irréductible : peut-on seulement se faire vengeance face à la plus indicible horreur ? Quel en serait le sens ? Même opposée à l’impunité, cette vengeance aveugle peut-elle remplacer la Justice des Hommes ?

Les Puits de Nuremberg, de Emil Marat, Editions Noir & Blanc, 400 p., 23,5€