« Il faut dépoussiérer les classiques », écrivait Bertolt Brecht. Invitée majeure de Chantiers d’Europe au Théâtre de la Ville, la jeune metteure en scène flamande Lisaboa Houbrechts ne fait pas autre chose, en offrant sa vision inspirée de Mère Courage. Rencontre.

C’est la première fois que vous mettez en scène une pièce de Bertolt Brecht. Est-ce un auteur auquel vous vous intéressez depuis longtemps, en tant que dramaturge mais aussi pour sa réflexion sur le théâtre ?
Dans un contexte pédagogique, Bertolt Brecht est incontournable. Quand on aborde de près une de ses œuvres, il y a forcément des analyses qui vous reviennent à l’esprit ; en particulier son approche théorique très articulée du théâtre et de l’art de l’acteur. Rien n’empêche de mettre à profit ces réflexions pour monter une de ses pièces. Sauf qu’en réalité en vous confrontant pour de bon avec la matière de son œuvre, vous découvrez que tout cet appareil théorique étudié à l’école n’est pas d’un grand secours. Je n’ai pas eu d’autre choix que d’affronter cette pièce avec un regard neuf.
Cela voulait dire oublier tout ce qui a été réalisé et dit concernant cette pièce sur laquelle existent tant d’archives ?
Avant même de bien connaître le texte, j’avais déjà en tête une image de cette femme avec sa carriole. Je la voyais un peu comme un archétype : ni homme ni femme, une sorte de fantôme presque. Pour moi Mère Courage existe d’une certaine façon en dehors de la pièce. J’ai vu des extraits sur le net de captations de mises en scène de Brecht. Il y a en particulier un passage où Hélène Weigel dans le rôle d’Anna Fierling ricane avec sa bouche grande ouverte, en pleine lamentation sur son fils mort. Cet extrait m’a toujours obsédée sans que je sache vraiment ce qui se tramait dans le reste de la pièce. Quand je travaillais sur le personnage de Margot la Folle pour Bruegel, j’avais à l’esprit cet extrait comme un archétype, mais sans avoir exploré plus avant l’original. Quand il a été question de monter un spectacle plus politique qui parle d’aujourd’hui, j’ai pensé que le mieux serait de choisir une œuvre du répertoire. Je me suis souvenue de ce fragment de Mère Courage qui m’a profondément touchée et j’ai pensé que cette émotion était quelque chose de très fort comme point de départ. C’est seulement à ce moment-là que j’ai relu pour de bon le texte.
Comment penser cette pièce qui a lieu pendant la guerre de Trente ans ? Impossible de ne pas faire le rapprochement avec ce qui se passe aujourd’hui où la guerre est de retour en Europe…
Quand j’ai lu la pièce, l’abondance de détails liés à la guerre me posait problème, ça me semblait très loin de nous. C’était avant l’invasion de l’Ukraine par les troupes russes et ce qui se passe aujourd’hui dans la bande de Gaza. Au cours du processus de travail nous avons été rattrapés par la réalité. À quelques jours de la première, je me suis dit : c’est incroyable de voir à quel point ce qui au départ semblait si lointain s’est révélé finalement tout à fait imaginable. Malgré tout, j’avais un problème avec l’esthétique de la pièce, ce côté cabaret allemand des années 1930. Les extraits de la mise en scène du Berliner Ensemble sur Youtube avec la musique originale n’étaient pas vraiment de mon goût. Donc j’ai adapté un peu le texte. On a aussi changé les orchestrations de la musique de Paul Dessau. Plutôt que de chanter le texte sur un ton militaire, on a choisi de le murmurer. Je voulais que le spectacle soit interprété comme le souvenir brouillé d’une pièce appartenant au passé. Il fallait trouver la psychologie, l’ambiguïté, amener l’œuvre vers un réalisme presque cinématographique. Dans cette rupture entre la manière authentique de Brecht et ma façon de faire du théâtre, quelque chose a pris forme, qui n’est ni totalement moi, ni totalement lui.
La suite de l’entretien est à découvrir dans le dernier numéro de Transfuge
Mère Courage de Bertolt Brecht, mise en scène Lisaboa Houbrechts du 12 au 16 juin au Théâtre de la Ville, Paris. Dans le cadre de Chantiers d’Europe.