Romancier génial, doué d’une inventivité exubérante, transfigurant allègrement l’Histoire récente européenne : tel est Yuri Andrukhovych. Rencontre avec un grand nom de la littérature contemporaine.

@Wiktoria Bosc

T-shirt noir, visage souriant, ici une plante verte dressant sa tige, là, en fond, une étagère engorgée de livres : Yuri Andrukhovych, devant sa caméra et sur l’écran de mon ordinateur, a l’allure bonhomme, affable et malicieuse d’un ex-rocker bien conservé (il est né en 1960). Et le goût d’une parole fouillée, tour à tour grave, précise, chaleureuse, propre aux vrais écrivains – une parole que des décennies d’entretiens, de tables rondes n’ont pas usée.

C’est que l’homme, avec qui je m’entretiens près de deux heures, fait partie des grands auteurs européens. De cette petite poignée pour qui le roman n’est pas une routine ou une série de recettes, mais le théâtre d’une fantasmagorie maîtrisée. Quelque part entre le laboratoire expérimental et l’euphorie du romanesque dans ce qu’il a de plus entraînant.

Ainsi Radio Nuit (voyez notre critique dans le précédent numéro de Transfuge) jette Joseph Rothsky – musicien quelque peu don juan, passablement mélancolique – dans un foisonnant et délectable tumulte d’événements. Où les soubresauts d’une révolution qui rappelle furieusement celle de 2014 en Ukraine croisent le crime organisé – où notre héros a ledit crime organisé et les nervis de son pays aux trousses – où en descendant dans des souterrains des Carpates, on remonte aussi dans le temps jusqu’au Moyen-Age. Le tout agrémenté d’un corbeau nommé Edgar et accompagné d’une bande-son bien réelle, obligeamment fournie par un QR Code.

Roman, donc, et superlativement romanesque – mais il n’y a rien de frivole dans le terme. Car le livre de l’Ukrainien Yuri Andrukhovych est à l’image de son pays : une affaire de résistance. Tout ce qui est rigide, empesé, oppressif (dictatures, poids de la réalité ordinaire, prosaïque, Histoire), Radio Nuit le défie. N’hésitant pas à user de dérision. Et rappelant qu’un livre – liber – est d’abord une question de liberté.

La majeure partie du livre est attribuée à un biographe fictif, qui enquête sur son personnage principal, Joseph Rothsky…
Au départ le livre devait être bref : une suite de monologues prononcés par un protagoniste depuis un studio de radio où il présente un programme nocturne. Quelque chose comme du théâtre radiophonique. Puis, avec le temps, j’ai pensé que ce serait monotone, et inadapté à la nature du roman, qui requiert une multiplicité de voix, de visions et de versions des événements. J’ai alors changé d’idée, et ai décidé d’introduire une deuxième voix, rendant ainsi le roman plus ambigu : celle d’un personnage découvrant la vie de Rothsky, une sorte de commentateur, proche du chœur dans la tragédie grecque. C’est donc le biographe, une figure comique, qui n’est pas toujours sûr d’accéder à la vérité. Et qui n’est pas non plus un compatriote de Rothsky, ce qui m’a permis de jouer avec les stéréotypes et les clichés sur l’Ukraine.

Yuri Andrukhovych, Radio Nuit, traduit de l’ukrainien par Iryna Dmytrychyn, 384 p., 24,50€, Noir sur Blanc

La suite de l’entretien est à découvrir dans le dernier numéro de Transfuge