Accueillant des personnes en réinsertion comme figurants, la production bordelaise de Fidelio, mise en scène par Valentine Carrasco, est un spectacle audacieux qui transpose l’œuvre de Beethoven sous l’Occupation.
Œuvre brandissant haut les idéaux humanistes et des Lumières, Fidelio, l’unique opéra de Beethoven, créé à Vienne sous l’occupation napoléonienne, véhicule un message politique et philosophique fort. Ici, l’œuvre de Beethoven n’a plus lieu à Séville au Siècle d’Or, mais à Bordeaux sous l’occupation allemande, et l’on y retrouve des protagonistes historiques comme Maurice Papon, Klaus Barbie ou, au centre, Lucie et Raymond Aubrac. S’inspirant de la fameuse évasion du couple Aubrac, l’opéra s’inscrit avec force dans l’histoire française. Parmi les scènes les plus marquantes, citons d’abord le chœur des prisonniers au moment où Fidelio les libère. Les grilles de la cellule étroite disparaissent, le décor qui les enfermait recule, et la scène est baignée d’une lumière jaune-or (dessinée par Antonio Castro) symbolisant le soleil du matin. Une beauté qui procure une grande fraîcheur ; le spectateur se sent lui aussi libéré. Il y a aussi cette scène finale où, après la délivrance de Florestan par Léonore, les prisonniers brisent le mur de la prison en brandissant des drapeaux tricolores, pour célébrer la libération du joug des Nazis. Et surtout, après l’acte II, on entend l’ouverture Leonore III, magistralement interprétée par l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine sous la direction de Joseph Swensen : un pari audacieux de placer une ouverture à la fin, mais un très beau symbole d’ouverture d’esprit. Tout au long de cette musique puissante, les protagonistes du drame, personnages, membres du chœur et figurants, se réunissent sur scène, une bougie à la main. Parmi eux, les citoyens en réinsertion qui se mêlent au chœur. En fond de scène, sont projetés des extraits de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme. Final rare de recueillement collectif ; un silence concentré s’installe dans la salle au fil de la lecture de ces articles évoquant la liberté. Il s’agit là d’un acte délibérément militant de la part de Valentine Carrasco, profondément engagée, qui a tenu, avec la direction de l’Opéra de Bordeaux, à faire jouer dans cet opéra des citoyens en réinsertion, « sous main de justice », pour donner à cet opéra une portée immédiate.
Jamez McCorkle incarne un Florestan émouvant et profond, tant sur le plan musical que théâtral. Paul Gay (Rocco) est bien engagé dans son rôle, tandis que Szymon Mechliński campe un Don Pizarro autoritaire puis couard. À ses côtés, Jacquelyn Wagner, malgré une technique et une intonation irréprochables, s’épanouirait sans doute mieux dans un autre répertoire, mozartien par exemple, que dans celui de Léonore. Mais la révélation parmi cette distribution est sans conteste la jeune soprano Polina Shabunina, dans le rôle de Marzelline. À la fois vigoureuse et subtile, elle dispose d’une palette de couleurs qui lui permet de nuancer son expression avec finesse. C’est un nom à retenir, assurément. Et surtout, un grand bravo à Damien, Denis, Enzo, Ima, Johanna, Jonathan, Paolo, Salim, Ugo, Ulysse, Valentin, Yannick et Yoann, à qui nous souhaitons du fond du cœur un nouveau départ.
Fidelio, Beethoven, direction musicale Joseph Swensen, mise en scène Valentina Carrasco, Grand Théâtre de Bordeaux, jusqu’au 23 mai. Plus d’infos sur www.opera-bordeaux.com