
Oser croire que la littérature puisse receler d’intuitions plus décisives que la philosophie. L’hypothèse serait commune chez un romancier, elle est inattendue chez un philosophe. Pourtant, Jean-Pierre Dupuy, professeur émérite à Stanford et Polytechnique, avance sur cette piste dans Vertiges (éditions du Seuil), fondant ce livre éblouissant sur la lecture de Borges. À ceux qui clament que la littérature est morte, au profit des tombereaux de témoignages vendus en « récits », il serait nécessaire de lire ce livre d’un des philosophes européens majeurs de ces cinquante dernières années, car il replace la stimulation intellectuelle de la fiction au centre de sa pensée du monde. Dupuy a consacré à sa vie à étudier les paniques, les foules, et le rapport des peuples aux catastrophes. Comme Ivan Illich et Günter Anders, il a écrit sur les catastrophes, la guerre nucléaire, Tchernobyl, les tsunamis. Son domaine est l’avenir, et son corollaire, le passé. Son dada est le temps, et la possible incidence individuelle sur celui-ci. Son univers est celui du XXe siècle, de la question de l’apocalypse technique ou climatique, et des prophètes qui l’annoncent. Or, à plus de quatre-vingts ans, Jean-Pierre Dupuy raconte que pour nourrir sa pensée, il a toujours trouvé en Borges une source vive. Partant de certains de ses contes les plus célèbres, « Aleph », « La Loterie à Babylone », « Pierre Ménard, auteur du Quichotte », « Le jardin aux sentiers qui bifurquent », Jean-Pierre Dupuy revient sur les questions de sa vie, et avant tout sur celle du pouvoir de l’individu d’agir sur sa propre existence. Son Borges n’est pas l’auteur des énigmes et de la mathématique comme beaux-arts, il est l’homme à douleurs et secrets. L’écrivain de la violence et de la sexualité. Jean-Pierre Dupuy, tout au long de ce voyage borgésien qu’il propose, n’oublie pas le drame existentiel de l’écrivain, son « secret de polichinelle » : la sexualité interdite. Borges, toute sa vie, aimera des femmes qu’il ne pourra garder auprès de lui, et c’est cet impossible, nous explique le philosophe, qu’il va faire vivre dans la plupart de ses contes. À la manière d’un Kafka, qui souffrait du même mal, Borges va dans chacune de ses fictions, réinventer sa propre solitude et ses espoirs. L’hypothétique avenir d’un amour qui s’achèverait, le possible retour en grâce d’un homme qui parviendrait soudain à aimer, ce domaine de l’irréalisable s’avère celui que Borges matérialisera dans ses labyrinthes, ses forêts, ses lettres mystérieuses. L’autre grande idée de Dupuy est que Borges n’est pas, contrairement à l’idée reçue, un défenseur absolu de la raison, en héritier de Flaubert. Il est par essence, celui qui fait vivre un « arbitraire et conjectural », en un même temps. Il tient les deux idées en une même main, à la manière, ose Dupuy, du Hitchcock de Vertigo, ou de la doctrine de la prédestination chez Calvin. Car oui, le philosophe peut offrir l’une des lectures bibliques dont il a le secret, sur Judas ou Jonas, et leur trouver un écho dans une ligne de Borges. Tout cela pour nous mener à une des plus belles idées de notre temps, « l’optimisme rationnel ».
Est-ce que Jean-Paul Enthoven se dirait lui aussi « optimiste rationnel » ? Peut-être, tant son dernier livre, Je me retournerai souvent ( éditions Grasset) est porté par un amour constant de l’existence, des lumières matinales de la rue de Chanaleilles, où l’écrivain croise les ombres d’Albert Camus et René Char, jusqu’aux souvenirs de ceux qu’il a connu, Sollers, Cioran, Roland Barthes, Milan Kundera. Au gré d’une mélancolie pudique, que la vitesse et la grâce de son écriture porte avec éclat, il brosse les esquisses de ceux qui furent ses compagnons, mais aussi parfois de simples rencontres dans ce monde littéraire qu’il arpente depuis tant d’années. Parmi ces écrivains : Borges. Dans un chapitre intitulé « Brève conversation avec Borges », Enthoven relate la rencontre avec l’écrivain argentin, dans un dialogue qui s’ouvre burlesque, et s’achève poignant. À un moment, l’écrivain argentin prononce cette phrase merveilleuse : « Demandez-moi, par exemple, comment moi, Borges l’aveugle, je vois l’avenir du monde ». Puis, Enthoven ose lui demander, « Êtes-vous furieux contre votre cécité ? ». Je vous laisse découvrir sa réponse dans ce livre si ancré dans l’espoir de la littérature. Oui, je pense que Jean-Paul Enthoven est un optimiste rationnel, un grand vivant. Une leçon de Borges, sans aucun doute.