Attrapé au vol entre deux trains, je rejoins Emmanuel Ruben dans un café japonais, l’Espace Gohan, près de la gare de l’Est. Il y retrouve de l’atmosphère de son périple à vélo dans l’archipel japonais. Il s’y était envolé en novembre 2023 pour 4 mois. Il en a ramené un journal de bord foisonnant, éclairé de ses dessins et aquarelles. Du Nord glacé au Sud coloré, on y trouve le fumet des marchés luxuriants, les congères géantes de Hokkaidō, le bruissement des temples sages ou le crissement des plumes des ateliers de calligraphie. Pourquoi le Japon ?

« J’étais tatamisé, comme disent les Japonais ». Élevé dans les années 1980, biberonné à Goldorak, aux jeux électroniques Game Boy puis aux animés du Studio Ghiblide Miyazaki. Il découvre le manga de Jirō Taniguchi, Furari : au gré du vent, qui raconte la vie de Ino Tadataka. Ruben décide de suivre les traces de cet arpenteur génial (1745-1818), figure historique, qui aurait parcouru quarante mille kilomètres à pied pour mesurer les côtes de l’archipel. Fils de pécheur adopté, il est brasseur de saké à 55 ans quand il décide de tout plaquer. « Il apprend les maths et l’astronomie en autodidacte avec un objectif : il veut mesurer un degré de latitude terrestre, sorte de Graal du géographe à l’époque » précise Ruben.

Tadataka profite du fait que les Japonais colonisent Hokkaidō, l’île septentrionale « des barbares », à l’est de Vladivostok. Il propose au Shōgun, le chef des armées, d’en faire le tour à pied, de la cartographier sur ses deniers. Le résultat impressionne par sa précision et sa beauté.

« J’avais envie de prolonger son périple et je pensais au départ à un roman. Je me suis rendu compte une fois là-bas que je passais mon temps à prendre des notes éparses, à dessiner dès que je posais mon vélo ».

Le titre de son livre est aussi un hommage à Nicolas Bouvier et à son Usage du monde. Le baroudeur à la Fiat Topolino vient trois fois au Japon, se fait photographe des Tokyoïtes et vit avec sa femme en 1964 dans l’enceinte du temple Daitoku-ji, au Pavillon du nuage auspicieux. « J’avais beaucoup aimé ses Chroniques japonaises, mélange d’histoire du Japon et de mythologie, entremêlées d’événements de la vie quotidienne, ce qui rend le pays très proche ».

Le Japon rend « myope », disait Gracq, c’est-à-dire attentif aux moindres détails. À la Villa Kujoyama, résidence française qui l’accueille à Kyoto, Ruben accumule sur le grand mur blanc de sa cellule de six mètres de haut, cartes de géographie, dessins, pages photocopiées de ses carnets, papiers-cadeaux, petits présents offerts dans la rue, emballages divers… « Lors des portes ouvertes de Kujoyama, les gens étaient fascinés et intrigués par mon vélo et par ce mur fétichiste, concentré du génie japonais du quotidien ».

Les cyclistes qui atteignent les 88 temples de l’île de Shikoku au sud de l’archipel, reçoivent un maillot spécial quand ils ont accompli le tour complet. « Si vous faites le tour à vélo, les gens doivent vous héberger », souligne Ruben, impressionné. Gagnant enfin Hokkaidō en février, au terme de son voyage, Ruben s’extasie devant la banquise la plus méridionale du monde, à 45 degrés de latitude Nord. Il voit en Hakodate, au sud de Hokkaidō, une autre Zyntarie, archipel imaginaire qui lui rappelle une Baltique fantasmée. « Tous mes livres essaient de faire revivre un peu de la Zyntarie ». Le maillot de « finisher » de Shikoku sera pour un prochain voyage, sans aucun doute.

L’Usage du Japon, une traversée de l’archipel à vélo, d’Emmanuel Ruben, Stock, 288 p., 21,90€