Le jeune metteur en scène et directeur du Théâtre 14 donne sa version singulière et forte du chef-d’œuvre de Jean Genet, magnifiquement incarné par ses trois actrices.
Cette histoire est avant tout celle d’un huis clos. Deux femmes, deux sœurs, l’une face à l’autre, l’une avec l’autre, jouent à être la troisième, « Madame ». Celle qu’il faut désirer, jusqu’à la mort. Le triangle du désir et du sacrifice a été mis en place avant que la pièce ne commence. Nous sommes dans un lieu pourri, mausolée de l’appartement bourgeois que la scénographie épurée, constellée de fleurs funèbres, jouant sur trois couleurs, le blanc, le bleu et le blanc, rend à l’os. Genet, passé par la prison, nous offre avec cette pièce une vision unique de l’enfermement. La première grande ingéniosité de la mise en scène de Mathieu Touzé est d’ouvrir par un long prologue musical qui dans un jeu de mimes inquiétant, retrace la genèse de la situation : il y eut un passé nauséeux qui constitua ce triangle mortifère, et nous en saisissons là les ombres. C’est un conte tragique, une parabole de l’enfermement et de l’humiliation que Genet nous livrait en 1947. Sur ce thème, il n’a pas été surpassé. Texte âpre et puissant, dont la langue à la fois classique et crue, ample et cruelle ne s’épuise jamais, Les Bonnes demeure une pièce qui joue sans cesse sur les nerfs du spectateur, et sur le fil de l’illusion. Elisabeth Mazev et Stéphanie Pasquet tiennent ce fil de bout en bout, incarnant des bonnes âpres et sanglantes qui savent se faire serviles ou pathétiques, pitoyables ou sadiques, désespérées ou sublimes en un mouvement, une robe passée ou abandonnée. Car cet appartement est aussi une loge de théâtre où chacune rêve d’être Madame, et d’échapper à son destin. La boule à facettes et les instants chorégraphiques appuient ce double sens du lieu donné, à la fois chambre mortuaire et scène de l’illusion. En pure tragédie classique, la pièce n’offre aucune issue à ses personnages. Car, comme toujours chez Genet, l’innocence n’existe pas, seulement les raisons qui mènent au crime. Ce sont donc deux femmes qui étouffent d’être enfermées dans l’appartement qu’elles nettoient, au service de « Madame », de jour comme de nuit. Dès qu’elles le peuvent, elles s’adonnent à la « cérémonie » : l’une devient Madame, l’autre la bonne meurtrière. Si Elisabeth Mazev et Stéphanie Pasquet jouent avec la même justesse la grande dame ou la bonne, c’est aussi afin de montrer que rien ne sépare l’une de l’autre. Et l’apparition formidable de Yuming Hey en Madame flamboyante viendra renforcer cette idée que chacun joue son rôle, mais peut en emprunter un autre à tout instant. Yuming Hey dans son jeu vaudevillesque, offre une tonalité burlesque au tragique, et vient un instant faire basculer la pièce vers autre chose. C’est là la force de ces trois actrices, d’imposer leurs jeux et de les faire résonner ensemble, au sein d’une partition théâtrale parfaitement tenue. Ainsi, la salle est parcourue d’effroi comme de rires, de terreur comme de surprise. Bref, la cérémonie a bien lieu.
Les Bonnes, de Jean Genet, mise en scène Mathieu Touzé, Théâtre 14, Paris, jusqu’au 24 mai, www.theatre14.fr