Ressortie de Quatre nuits d’un rêveur, bijou de Bresson qui montre l’amour à son plus haut point d’idéal et de cruauté.

La filmographie de Robert Bresson reste aussi rare que fondamentale. Rare par sa singularité et parce qu’elle reste moins vue que celle de ses pairs (notamment ceux de la Nouvelle Vague). Au sein de ce corpus bressonien, il y a des films encore moins vus ou réédités que les autres, comme les splendides Une Femme douce et Quatre nuits d’un rêveur, deux films tournés à la charnière des années soixante et soixante-dix qui inauguraient la couleur chez l’auteur de Mouchette. Le premier était ressorti il y a quelques années et c’est maintenant au tour de Quatre nuits d’un rêveur de connaître les joies de l’exhumation et de la résurrection.

D’après Nuits blanches de Dostoïevski

Adapté de Nuits blanches de Dostoïevski, Quatre Nuits d’un rêveur présente un argument assez simple : peintre plus ou moins oisif, Jacques empêche un soir une jeune femme (Marthe) de se jeter du Pont Neuf. Il tombe amoureux d’elle. Mais si Marthe voulait en finir, c’est parce qu’elle était elle-même amoureuse de son colocataire, parti sans donner de nouvelles ni laisser d’adresse. Bref, le schéma classique de A qui aime B qui aime C. Mais ce qui compte, c’est la façon de réinvestir une histoire mille fois racontée, surtout quand cette façon est l’œuvre d’un artiste aussi séminal que Bresson.

Prenez la direction d’acteur : on retrouve ici la conception du « modèle » bressonien, qui veut que les actrices et acteurs jouent d’une voix blanche, quasi-monocorde, avec un maximum de retenue dans les gestes, les expressions et les effusions. Cette méthode diamétralement opposée au naturalisme ou à l’actor’s studio ne neutralise pas les affects, mais au contraire, les décuple. Pour cette raison, Bresson choisissait toujours des comédiens inconnus, afin que le spectateur ne projette pas sur les personnages des images mentales et des codes venus de films précédents. La méthode Bresson était tellement singulière que ses « modèles » faisaient très rarement carrière ensuite, comme ici Guillaume Des Forêts (Jacques) et Jean-Maurice Monnoyer (l’amant de Marthe), jamais revus sur un écran. En revanche (à l’instar de Dominique Sanda, rôle principal d’Une Femme douce), la préraphaélite Isabelle Weingarten (Marthe) a été vue ensuite chez Eustache, Jacquot, Ruiz, Wenders… avant de faire carrière comme photographe.

Une économie de jeu

L’économie du jeu des acteurs s’accompagne d’une même ascèse des dialogues, des plans et de la dramaturgie. Tel un sculpteur obstiné, Bresson retranche, soustrait, enlève, pour parvenir à la substantifique moelle de son récit et de son art. Quand les protagonistes parlent de leurs sentiments, c’est dans un style quasi-télégraphique : « je t’aime », « c’est lui », « je t’aimerai même si tu l’aimes », « aime-moi maintenant, même si je l’aime encore un peu… car demain, je ne l’aimerai plus »…  La gestuelle bressonienne est tout aussi à l’os : des mains qui se joignent (personne n’a mieux filmé les mains que Bresson), une paire de bras autour du cou, deux corps qui s’enlacent tels deux statues et cela suffit pour signifier l’amour, suggérer l’étreinte charnelle, faire surgir l’érotisme. À propos d’érotisme, une séquence rare chez Bresson marque ce film : dans sa chambre, Marthe se dénude et se regarde en son miroir, réfléchissant (aux deux sens du terme) son potentiel séducteur, puis esquissant de la main un mouvement de danse à l’écoute d’une saudade brésilienne. La scène est aussi pudique que sensuelle, la caméra s’attarde sur la peau, le dos, les courbes du corps et le visage de Marthe/Isabelle Weingarten, évoquant plutôt les grands peintres que le genre érotique au cinéma.

De son côté, Jacques arbore l’allure typique de l’artiste-étudiant parisien des années 70, beau garcon sérieux au style vestimentaire négligé-chic, courtois, rêveur, ultra-romantique et amoureux transi – état affectif brûlant qui contraste avec le style distancié de Bresson, mais c’est tout l’art du cinéaste que de refroidir les apparences pour mieux faire ressentir les brûlures intérieures. Jacques a une pratique étrange : il enregistre ses déclarations amoureuses monologuées sur un magnétophone et les réécoute régulièrement. Cela donne lieu à des moments presque comiques, comme quand il allume son appareil dans le bus et fait entendre des « Martha ! Martha ! » éplorés sous le regard interloqué de deux passagères. Mais le processus est intéressant, grave, et un peu mystérieux, comme si Jacques avait besoin d’écouter et réécouter sa propre voix et ses sentiments pour en être pleinement convaincu, ou bien pour vivre son amour platoniquement, le rêver, comme si l’étape mentale du sentiment amoureux était plus importante que sa concrétisation.

Descendance, Eustache, Carax

Au cours des quatre nuits, Jacques et Marthe se racontent leurs journées, leurs sentiments, déambulent dans Paris au milieu des enseignes lumineuses, des bateaux-mouches éclairés, des reflets miroitants de la Seine, et aux sons des musiciens de rue. Les promenades nocturnes s’accordent à la circulation des sentiments en une parfaite métonymie. Jacques s’arrange pour que Marthe retrouve son amant, conception chevaleresque de l’amour : vouloir le bonheur de son sujet de désir quitte à en être soi-même privé et en souffrir. On pense à Lacan : « l’amour, c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas ».

Ce film superbe et déchirant a connu une belle descendance chez Eustache (Weingarten joue dans La Maman et la putain, son petit cousin Martin Loeb est l’acteur principal de Mes Petites amoureuses, film au style bressonien) ou Carax (le Pont Neuf, la nuit, des amants…). Il rappelle ce qu’est le style, et ce qu’est un cinéaste artiste, denrées devenues rares dans le cinéma français contemporain.

Quatre nuits d’un rêveurDe Robert BressonAvec Isabelle Weingarten, Guillaume des Forêts, Jean Maurice Monnoyer, 1972, Carlotta