Peintre plus que doué, génial illustrateur, François Chifflart a les faveurs d’une belle expo à la Maison de Victor Hugo. Une sortie de l’ombre bien méritée !
« Et nox facta est » … François Chifflart (1825-1901) avait-il rencontré celui dont Hugo a conté la chute sur la route qui le menait de son Saint-Omer natal à Paris ? Ou le Grand Prix de Rome de 1851 a-t-il croisé le maître des ténèbres alors qu’il gagnait la Ville éternelle ? Le soupçon croît lorsqu’on considère ses deux grands fusains du salon de 1859 : Faust au sabbat et Faust au combat. Les originaux, hélas, sont perdus, mais deux lithographies d’Alfred Bahuet, permettent de comprendre les mots de Baudelaire : « Tout le monde avec raison reproche aux deux dessins de M Chifflart […] trop de noirceur et de ténèbres, surtout pour des dessins aussi compliqués. Mais le style en est vraiment beau et grandiose. »
Car Chifflart, qui fut l’illustrateur hors ligne des Travailleurs de la mer semble avoir signé un pacte avec l’ombre. Avec les forces de l’ombre – dans l’acception la plus physique du terme : l’opacité chez lui s’infiltre, la nuit pousse, déborde. Témoin vers 1856 ces Martyrs chrétiens livrés aux bêtes : le fauve paraît sortir du pinceau d’un Delacroix encharbonné, un chiffonnage lumineux entoure la tête de l’homme – et ce sont autant les victimes de la Foi qui se débattent dans les griffes et les crocs que la lumière qui se bat avec les ténèbres. Témoin encore, quinze ans plus tard, Les Nuits de mai de 1871, où la Semaine sanglante devient un gigantesque embrasement cotonneux de la Seine et du ciel, dans lequel le rouge de forge des flammes devient l’allié et l’adjuvant du bloc d’ombre qui pèse au centre de la composition.
On le sait : s’associer avec Satan n’est pas sans risque – à trop fréquenter l’ombre, on peut y tomber soi-même. François Chifflart, s’il ne fut pas un inconnu, ne baigna pas non plus dans les chauds rayons du soleil de la gloire officielle. Le trait de caractère qui donne son titre à l’exposition – « l’insoumis » – lui interdisait la sûreté de la grande voie largement éclairée des honneurs. Et son existence a parfois la tristesse toute pathétique des incompris. Qu’on songe au tragique de cette eau-forte à l’oppression toute goyesque intitulée Le Cauchemar du graveur (vers 1876) ! Mais les voies du diable sont impénétrables, et Chifflart, qui s’était mis à l’eau-forte dans les années 1860, laisse de splendides Improvisations sur cuivre dont ce Choléra sur Paris et sa monstrueuse sarabande tourbillonnante.
Peintre de l’ombre, Chifflart ne pouvait que plaire au poète de la « bouche d’ombre », et Les Travailleurs de la Mer, on l’a suggéré, suffiraient à son mérite. Mais les extraordinaires fusains qu’il réalise pour La Légende des siècles ne font que confirmer l’évidence. Il y a par exemple quelque chose de suprêmement hautain – de la hauteur propre aux rituels – dans Les Lions. Un grandiose qui ne grandiloque pas. Et pour cause. Ce qui se joue là, jusque sur le pelage des lions, poil à poil pourrait-on dire si la locution ne sonnait trivialement et ne contredisait l’esprit de la composition, c’est l’imprégnation – victorieuse – des ténèbres par le principe lumineux.
François Chifflart, l’insoumis, Maison de Victor Hugo, jusqu’au 23 mars
Illustration : François Chifflart, Le Choléra sur Paris, eau-forte, Album de quinze eaux-fortes imprimées – par Auguste Delâtre, collection particulière © Paris Musées / Maisons de Victor Hugo – Paris – Guernesey, photo Thomas Hennocque