Chef d’œuvre d’un virtuose de l’écriture vocale, cet opéra de Nicola Porpora est repris à l’Opéra de Lille dans une mise en scène au kitsch assumé signée Bruno Ravella. Une production servie par des chanteurs à toute épreuve et la direction musicale impeccable d’Emmanuelle Haïm.
On ne se méfie pas assez des cyclopes. À en croire Paolo Antonio Rolli ce personnage mythique ne gagne guère à être fréquenté, mais offre en revanche un méchant idéal pour un livret d’opéra. L’argument de son Polifemo puise ainsi dans deux sources différentes. D’une part les Métamorphoses où Ovide raconte comment Polyphème tue le berger Acis, jaloux de sa romance avec la néréide Galatée. Et d’autre part deux épisodes de l’Odyssée d’Homère : la capture d’Ulysse par le cyclope et la liaison du héros avec la nymphe Calypso. C’est à partir de ce double argument centré autour du géant à l’œil unique que Nicola Porpora a composé la musique de Polifemo, œuvre créée en 1735 à Londres et jouée pour la première fois en France à l’Opéra du Rhin à Strasbourg en février sous la baguette magistrale d’Emmanuelle Haïm dans une mise en scène signée Bruno Ravella.
Contemporain de Haendel, le Napolitain Nicola Porpora (1686 – 1768) n’a pas connu la même postérité, ses opéras étant aujourd’hui rarement interprétés. Il était donc d’autant plus intéressant de découvrir sa musique qui fait la part belle aux voix avec les contre-ténors Kangmin Justin Kim et Paul-Antoine Bénos-Djian dans les rôles respectifs d’Acis et d’Ulysse, la soprano Marie Lys dans celui de Galatée, la contralto Delphine Galou dans celui de Calypso et la basse José Coca Loza dans celui de Polyphème. Compte tenu de l’aspect touffu du livret dont la dramaturgie bascule sans crier gare d’une péripétie à l’autre au risque d’une certaine confusion, Bruno Ravella restitue le contexte épique et pastoral de l’opéra en l’inscrivant à la fois dans une esthétique technicolor inspirée du péplum mais aussi dans l’univers des studios italiens de Cinecitta des années 1950 et 1960.
C’est donc un spectacle à double ou triple détente que l’on a pu découvrir où Acis et Galatée sont des acteurs de cinéma que l’on suit dans les coulisses du tournage d’un film consacré aux aventures d’Ulysse – dont le comédien qui interprète Polyphème est amoureux de Galatée… Outre la fantaisie comique de cette mise à distance, l’effet est d’autant plus réussi que l’univers même des studios avec son esthétique rétro prend des allures mythiques. À commencer par l’énorme projecteur posé au centre de la scène au début du spectacle. Comment ne pas y voir un œil gigantesque et donc une allusion au cyclope, mais aussi au dieu qui observe tout ça de loin, Jupiter en personne ? Plus tard ce projecteur sera le rocher qui écrase le corps d’Acis, puis, en s’élevant dans les airs, une lune brillante d’où émane une pluie de paillettes lumineuses.
Le kitsch assumé de cette mise en scène très second degré abonde en détails amusants tels le torse bodybuildé et la tunique d’Ulysse accueilli par une Calypso déguisée en vahiné. Un panier débordant de poissons posé sur la tête, elle offre à boire au naufragé dans un verre à cocktail, avec paille. Quand elle disparaît, c’est en s’évaporant dans un soudain nuage de fumée. Le clou de cette scénographie est évidemment le cyclope immense émergeant du cratère d’un volcan. Une fois enivré, sa tête énorme gît à terre ; Ulysse lui plante alors sa lance dans l’œil. Au-delà de ces gadgets rigolos, ce qui caractérise le travail de Bruno Ravella, c’est le soin avec lequel il met en scène des chanteurs. Car c’est bien la musique, à la fois légère et impétueuse, enlevée et foisonnante, riche en couleurs et en ornements, qui triomphe dans cette production vivement menée ; même si plus convaincante dans la deuxième partie où interviennent des séquences souvent émouvantes comme ce moment où devant le cadavre d’Acis, Madison Nonoa (Galatée) chante « mon immortalité (…) une douleur sans fin ». Qu’on se rassure, Acis deviendra lui aussi immortel. Ressuscité, comme ce Polifemo qu’on a ainsi pu entendre avec beaucoup de plaisir.
Polifemo, de Nicola Porpora, direction musicale Emmanuelle Haïm, mise en scène Bruno Ravella. Opéra de Lille, jusqu’au 16 octobre.