À Clichy, la collection d’Estelle et Hervé Francès se déploie sur le fil des émotions et des drames humains et se dévoile comme l’une des plus passionnantes aventures françaises d’art contemporain.
Il n’est pas rare de les croiser lors des vernissages parisiens. Parmi les derniers en date, celui de l’artiste afro-américain Michael Ray Charles à la galerie Templon auprès de laquelle Estelle et Hervé Francès ont pu acquérir deux visages noirs grimés en clowns tristes. Les faciès tragiques de clowns se retrouvent aussi chez l’artiste néerlandais Ronald Ophuis qui représente des déportés de camps nazis s’employant à détromper l’horreur. Jeu mortel et cynique également pour les figurines du baby-foot des Anglais Jake et Dinos Chapman où une équipe de déportés affronte une équipe de nazis sous le regard torve de l’Hitler barbouillé d’Adrian Ghenie… On pourrait aussi parler des violences urbaines qui se déchaînent sous la tension du pinceau de Youcef Korichi, des violences politiques qui se cachent dans les albums de photos de familles aux visages brûlés de Fatemeh Baigmoradi pour crier en silence l’autocensure iconoclaste pratiquée après la révolution islamique de 1979 en Iran afin d’échapper aux représailles du pouvoir en place, ou encore les violences économiques et industrielles incarnées par l’ouvrier pendu par les pieds de l’artiste chinois Zhang Dali.
Les horreurs de la guerre, la maltraitance des corps, les drames intimes et collectifs traversent les 800 œuvres collectées, de manière obsessionnelle, par Estelle et Hervé Francès. Aucune concession, aucune fadeur, la sélection réalisée pour les 15 ans de leur fondation décline, en deux volets, depuis le printemps dernier, un panel d’œuvres où le malaise, la provocation, la dénonciation et le témoignage cru ne tombent jamais dans le simple message militant mais font « art » par leur force émotive et esthétique. Cette passion a en effet amené le couple de collectionneurs à créer, en 2009, la première fondation d’entreprise de l’Oise, implantée à Senlis (l’espace de Clichy n’est lui ouvert à la visite que depuis 2 ans), territoire où il ne fut pas aisé de familiariser le public à l’art contemporain. Avec plus d’une trentaine d’expositions à leur actif, leur pari est aujourd’hui réussi : « On a créé des programmes pour les scolaires autour de notre collection. Notre ambition est d’utiliser les œuvres comme outils de débats sur des problématiques sociétales. On a ainsi montré des œuvres très engagées, comme les Gueules cassées d’Eric Manigaud ou celles de Kader Attia » explique Hervé Francès. Depuis la première œuvre achetée pour la collection – Le Facteur Humain de Gloria Friedmann – les acquisitions successives n’ont cessé de tourner autour des excès et des drames humains. « L’idée, à travers cette exposition anniversaire est de montrer l’identité de notre collection et de rendre visible la radicalité et la force de l’art » abonde Estelle Francès, devant Save Manhattan 01 installation frappante de Mounir Fatmi réalisée en 2003, constituée de piles d’ouvrages littéraires, philosophiques, journalistiques et religieux qui dessinent la skyline de Manhattan, deux exemplaires du Coran, debout, figurant les tours jumelles du World Trade Center. Non loin, c’est la figure du pape qui disparaît dans une série de photographies sanglantes d’Andres Serrano de 1990. « Il y a des sujets qui ne peuvent plus être montrés » regrette Estelle Francès, « mais les images ne s’effacent pas ». Cette collection prouve leur résistance.
XXH (eXtra eXtra Humain), exposition anniversaire, jusqu’au 20 décembre, Fondation Francès, Clichy et Senlis