Il y a de quoi fondre en assistant au spectacle juste, vibrant et généreux que signe Olivier Fredj sur les liens affectifs qui nous relient les uns aux autres ; à voir en ce moment au théâtre du Châtelet à Paris.
En ligne, masqués, ils frappent des pieds sur le sol. Qui sont ces personnages avec leurs visages ainsi dissimulés dans ce qui ressemble à l’ouverture d’une revue musicale inspirée de l’univers du cabaret ? On ne tarde pas à le découvrir. Et c’est précisément l’objet de Krush carnet de correspondances, nouvelle création d’Olivier Fredj de les faire connaître en donnant ainsi la parole à des femmes, des hommes et même des enfants que d’habitude on n’entend pas. Après Watch en 2022 et Flouz en 2023 cette nouvelle création déploie dans une esthétique mêlant théâtre, musique et arts du cirque un panorama humain singulier nourri de récits, de témoignages, de poèmes et de correspondances recueillis dans le cadre d’ateliers d’écriture et de rencontres dans des Ehpad, des écoles primaires, au Samu social ou en milieu carcéral. Sur scène, ces paroles sont portées par des comédiens dont certains sont d’anciens détenus et résidents d’hébergement social.
À la différence des deux spectacles précédents, Krush met l’accent sur la relation humaine et familiale. Autrement dit, il y est beaucoup question de sentiments, amoureux, filiaux, d’amitié ; et donc beaucoup question d’émotion, mais aussi d’expression de ressentis personnels, profondément intimes. Pour cette raison Olivier Fredj a privilégié la forme de la correspondance. Les messages portés par les uns et les autres sont à recevoir comme des lettres adressées à des proches ou à des moins proches, parfois même à des inconnus ou à des absents – car certains destinataires ne sont plus là comme Herman ou comme Rachid Zouad, présent sur scène dans Flouz en 2023 et décédé au mois de mai. Rachid Zouad décrit par ses compagnons comme « le vengeur de l’ascenseur en panne » en référence au spectacle précédent. Rien d’étonnant donc si à un moment on voit un comédien s’apprêter à lancer une bouteille à la mer – avec un message à l’intérieur bien sûr. Quant à Herman, régulièrement les uns et les autres demandent où il est. Il n’y a pas de réponse, mais l’image d’une bande de tissu blanc pendue au-dessus du sol soudainement remontée pour disparaître dans les cintres est suffisamment explicative.
C’est une des qualités de Krush que d’installer sans trop y insister des atmosphères où se mêlent des sentiments diffus balançant entre joie, élans d’amour, nostalgie ou mélancolie. Avec une touche d’humour au passage quand un acrobate grimpe à la corde et se pend en l’air cigarette au bec comme si c’était la chose la plus ordinaire du monde. L’apport à ces variations émotionnelles doit évidemment beaucoup aux Préludes et Fugues de Jean-Sébastien Bach interprétées au piano par Shani Diluka – laquelle assure aussi la direction musicale de ce spectacle – ainsi qu’aux percussions du trio SR9 de Paul Changarnier, Nicolas Cousin et Alexandre Esperet ; sans oublier les compositions électroniques jouées par Matias Aguayo.
Instaurer un mouvement où il s’agit d’articuler ensemble des voix différentes que parfois tout sépare – celle d’un enfant de sept ans et celle d’une vielle dame de cent un ans ou d’un détenu et d’une surveillante de prison – mais aussi de faire exister l’individu face au groupe n’est pas une mince affaire. Une séquence en particulier donne le ton de ce projet où des hommes et des femmes marchent sans se voir les yeux rivés sur leurs téléphones dans le couloir du métro. On les retrouve bientôt à bord d’une rame, les hommes en smoking, les femmes en robes de soirée. C’est ainsi sur ce fond d’anonymat que se détachent les voix des uns et des autres, avec cette particularité que leurs mots, loin d’être éphémères, impriment au contraire leur valeur éprouvée de vie âprement vécue dans le public, lequel les applaudit régulièrement. Édouard Glissant définit la polyphonie comme « la résolution unitaire et parfaite des diversités du son et de la voix, insuffisantes à elles-mêmes dans leur seule spécificité ». C’est bien vers quoi tend ce beau, tendre et généreux spectacle à propos duquel Olivier Fredj parle très justement de « polyphonie sociale ».
Krush carnet de correspondances, conception et mise en scène Olivier Fredj, direction musicale Shani Diluka. Jusqu’au 22 septembre au théâtre du Châtelet, Paris (75001).