À l’affiche cet été du Festival d’Avignon où elle interprète, dans le cadre hors-norme de la carrière de Boulbon, Hécube revisitée par Tiago Rodrigues, la comédienne nous a ouvert la porte de sa loge au Français.
Le temps est gris. En ce mois de mai, un air frais d’automne souffle place Colette. Au Nemours, café emblématique qui jouxte l’entrée de la Comédie-Française, les touristes, qui ont troqué leur tee-shirt de la veille pour des sweats et des cirés, n’ont pour autant pas déserté la terrasse. Du passage qui mène au jardin du Palais Royal, une silhouette longiligne fait son apparition. Elsa Lepoivre donne quelques éclats bienvenus à ce paysage citadin et morose. La voix mélodieuse, le regard doux, souriant, elle nous invite à la suivre dans sa loge. « Ce sera plus convivial, plus tranquille. Et surtout, il y fera bien meilleur que dans les courants d’air d’un café. » Depuis un peu plus d’une semaine, les répétitions d’Hécube, pas Hécube, tragédie écrite par Tiago Rodrigues d’après Euripide, dont la première sera donnée carrière de Boulbon le 30 juin prochain, ont débuté dans un des salons de réception du Français. « Nous n’en sommes qu’au tout début de l’aventure, c’est-à-dire que nous prenons connaissance du projet, des premiers textes, qui ne sont qu’une ébauche, et des principaux traits qui caractérisent les personnages que nous incarnons. C’est une phase d’apprivoisement réciproque, car, pour la plupart d’entre nous, c’est la première fois que nous travaillons avec lui. »
L’énergie du désespoir
Au plateau, Elsa Lepoivre sera Nadia, une comédienne qui vient d’être choisie pour incarner Hécube et qui, en parallèle des répétitions, doit faire face à un drame intime et personnel. Son fils, atteint de troubles du spectre autistique à un stade avancé, doit être retiré en urgence de l’établissement où il était placé suite à de mauvais traitements. « Pour construire ce personnage, Tiago s’est inspiré d’histoires vraies. Cela se sent dans son écriture, dans sa manière de brosser le portrait de cette femme, de cette combattante. Puis, avec l’habileté qu’on lui connaît à faire récit, il tisse des liens entre ce drame d’aujourd’hui et l’histoire d’Hécube telle que la raconte Euripide. Ce sont deux mères confrontées à l’impensable, à l’intolérable. Toutes deux font confiance aux mauvaises personnes. La première à l’institution, censée être plus à même de s’occuper de son enfant, l’autre à son meilleur ami pour sauver de la mort son dernier fils. Les deux seront trahies, que ce soit par incompétence ou par cupidité, et devront assumer le poids de ces erreurs à corps défendant. Dans les deux cas, cela crée au plus profond de ces êtres une bombe à retardement, une douleur incommensurable, une énergie du désespoir que l’une mettra au service de ce combat en justice, l’autre à celui de la vengeance. » En écoutant la comédienne évoquer avec intérêt et fougue, ce personnage tout juste esquissé, on voit passer dans ses yeux les fantômes de ses rôles passés. Ayant grandi loin des planches, dans un milieu enseignant, Elsa Lepoivre découvre le théâtre comme beaucoup de ses consœurs et confrères au lycée en section A3 théâtre. « Loin de m’imaginer un jour en faire mon métier, j’ai tout de suite été séduite par l’ambiance de troupe. Cette atmosphère reste toujours aussi motrice pour moi. Être au service du collectif est dans mon ADN et, que les années d’apprentissage au côté de Pierre Debauche, de Paris à Agen, n’ont fait qu’affiner et grandir. Quand il a quitté la capitale, devenu à son goût trop chère, pour s’installer en province, il a fallu tout inventer à ses côtés, aller chercher le public, créer une dynamique. En même temps que nous suivions des cours, que nous répétions, nous donnions des coups de main en fonction de nos compétences, que ce soit à l’administratif, à la billetterie ou à la confection des décors et des costumes. Quoi de plus formateur ? »
Reçue au Conservatoire national supérieur d’art dramatique, elle rentre à Paris. Son jeu entre retenue et puissance, sa présence lumineuse, sont vite repérés. À peine diplômée, elle est engagée par Emmanuel Demarcy-Mota pour jouer dans sa mise en scène de Peines d’amour perdues de William Shakespeare, puis la même année, dans Antigone de Sophocle sous la direction de Marcel Bozonnet — qui était alors directeur du Conservatoire — et Célimène dans Le Misanthropeporté au plateau par Jacques Lassalle. Cinq ans plus tard, elle retrouve les deux artistes. Le premier est devenu entre-temps administrateur du Français. Le second lui propose d’incarner Elvire dans le Dom Juan qu’il prépare pour la salle Richelieu. Sans hésitation, elle accepte et entre le 1er juillet 2003 en tant que pensionnaire dans la maison de Molière. Enchaînant les rôles, passant avec aisance du classique au contemporain, d’Edward Bond à Marivaux, de Molière à Marcel Aymé, Jean-Luc Lagarce ou plus récemment Delphine de Vigan, dont elle porte les mots au plateau dans un seul-en-scène dont elle est l’initiatrice, Elsa Lepoivre navigue comme un poisson dans l’eau, joue les marquises, les infantes, se grime jusqu’à être méconnaissable en employée de maison sous le regard ciselé de Lilo Baur, dans La maison de Bernarda Alba. Elle donnera aussi à Oriane de Guermantes une mélancolie rage. « C’est assez étonnant, mais en effleurant le rôle qu’a imaginé Tiago (Rodrigues) pour moi j’ai vu des liens avec Lucrèce Borgia, que j’ai repris cette saison au Français. Peut-être parce qu’elles sont mères… Chez l’héroïne de Hugo, il y a cette rage, cette passion sans borne dans son rapport à son fils. Elle devient louve quand on y touche. Viscéralement, malgré tous ses sorts, ses crimes, le rejet de ce dernier, elle a un besoin viscéral de le défendre, quitte à se perdre. Hécube devient chienne dans l’œuvre d’Euripide, mais il y a la même fureur de protéger coûte que coûte les siens. Rien ne peut les arrêter. J’entraperçois aussi au loin des traits de caractère qui me font penser à Sophie von Essenbeck, que je jouais dans les Damnés ou le personnage que j’incarnais dans Portrait d’une femme de Michel Vinaver, une petite forme que j’ai faite à Angers, avant de rentrer à la Comédie-Française, et qui était fondé sur les articles de presse qui avaient couvert le procès d’une femme accusée d’avoir tué son ex-amant. Ce sont toutes des femmes fortes et fragiles à la fois, des personnages complexes en lutte qui n’ont comme arme que leur propre volonté, leur propre force intérieure. »
Hécube pas Hécube de Tiago Rodrigues, d’après l’œuvre d’Euripide. Du 30 juin au 16 juillet 2024, carrière de Boulbon, Festival d’Avignon.
Tournée dans toute l’Europe saison 24-25, jusqu’à son arrivée à la Comédie Française, le 28 mai jusqu’au 25 juillet 2025