Trois villes, trois musées, trois chapitres d’une même expo : les peintures germaniques des collections françaises. Et une infinie source d’émerveillement. Sublime, trois fois sublime !

A cette vaste exposition-triptyque comme un retable, une maigre page ne rendra jamais justice, transpirât-elle, cette page, toute la révérence passionnée avec laquelle, d’œuvre en œuvre, de cartel soigné en éblouissement visuel, l’auteur de ces lignes a parcouru successivement les trois stations – Dijon, Besançon, Colmar – de ce qui constitue à la fois une introduction et une somme. Non, décidément, il faut en prendre son parti et renoncer ne serait-ce qu’à esquisser de façon un peu détaillée les contours de cette introduction et les grandes articulations de cette somme, dont l’objet combine deux qualités contradictoires. Objet infiniment mouvant en raison de ses complexités géographiques et politiques et des fortes individualités qui apparaissent ici et là, et simultanément bien circonscrit, tant les pratiques et les fins religieuses de ces productions définissent un tissu conjonctif esthétique nettement déterminé. Cet objet, en l’espèce, donc, la peinture germanique des XVe et XVIe siècles au sein des collections françaises, on doit ici se contenter d’en indiquer sommairement les grandes masses : portée religieuse, on l’a dit, mais aussi techniques et matériaux, système des ateliers, activité des divers foyers géographiques, évolutions génériques (ainsi, l’art du portrait). 

Si cette ampleur proscrit le schématisme d’un résumé, elle n’interdit pas la glane fructueuse d’œuvres dessinant une sensibilité commune ; partout un même courant passe. Ou plutôt tremble, zigzague : le courant d’une sensibilité troublée. 

Voici L’Empereur Auguste et la sibylle de Tibur (vers 1435), dû à Konrad Witz et son atelier. La végétation dorée qui grimpe sur le vêtement impérial, la doublure de fourrure où la pulpe de nos doigts donne l’impression effleurante, voluptueuse, de s’enfoncer, l’attitude et les manifestations gestuelles des personnages : tout ici de la sensibilité (précision descriptive, suggestion tactile, posture) est exacerbation. Et il en va de même de ce Saint Jacques le Majeur (vers 1400-1500), sorti de l’atelier de Hans Traut (observez cet insecte aux pieds du saint, qui atteste le réglage d’un regard capable de tout capter), tandis que dans cette extraordinaire Résurrection du Christ (1456-1457) de Johan Koerbecke, où tout est élongé, effilé (considérez le mouvement léonardien de tel personnage) – de même que les choses dans le sommeil s’étirent et s’élasticisent – et où le Christ lui-même s’éveille, ce n’est plus l’exacerbation, c’est l’émoussement de la sensibilité.

Et voici ce chef-d’œuvre de désir grimaçant, de hideur du géronte et de fourberie de l’objet de sa passion qu’est le Couple mal assorti (vers 1530) : Lucas Cranach l’Ancien (et son atelier) peint magnifiquement, atrocement, le dérèglement de la sensualité, qui tombe dans le piège de la tromperie. Quant à l’étrange Tête d’enfant barbu de Dürer (datée de 1527), c’est dans notre sensibilité de spectateur qu’elle sème le désordre : dégoût, admiration, on ne sait sur quel pied danser. 

Au reste, la confusion (cette affolante, cette enchantante confusion) prévaut ailleurs. Ainsi, le chef-d’œuvre de Schongauer, le Retable d’Orlier (vers 1475-1480), avec son plumage de paon, où les jouissances capiteuses de l’œil semblent se suffire à elles-mêmes, ou encore le génial Maître des Etudes de draperies et ces Sept Dignitaires ecclésiastiques (vers 1480-1485) où l’œil s’égare en suivant la piste des couleurs : dans l’un comme dans l’autre cas, la sensibilité visuelle se perd, perd de vue son objectif strictement utilitaire. Miracle pictural, miraculeuse peinture germanique.

Expositions Maîtres et merveilles, musée des Beaux-Arts de Dijon ; Made in Germany, musée des Beaux-Arts et d’Archéologie de Besançon ; Couleur, gloire et beauté, musée Unterlinden de Colmar ; du 4 mai au 23 septembre