Retour à la fiction pour Rithy Panh sur la terre traumatique du réalisateur, le Cambodge, avec Rendez-vous avec Pol Pot

Au fond, cette rencontre avec Pol Pot, Rithy Panh la prépare depuis l’entrée des Khmers rouges à Phnom Penh le 17 avril 1975. Le lendemain, il a eu onze ans. Le nouveau régime l’a déporté comme tous les habitants de sa ville de naissance dans les camps agricoles de la mort. Il a survécu, et ce mystère le hante toujours malgré les films, sa nouvelle vie, sa famille. La même question revient sans cesse, chaque jour. « Pourquoi moi ? » me dit-il très vite quand je le retrouve au café Le Triomphe, place de la Nation à Paris. « Pourquoi moi ? Je n’étais pas le plus fort, je n’avais pas un physique plus costaud que les autres… Alors pourquoi ? Encore aujourd’hui, je ne comprends pas. Mes films sont des tombeaux aux miens, aux autres, à celles et ceux qui n’ont pas survécu. » Derrière nous, des jeunes adolescentes rient dans l’insouciance. Plus loin, rue Saint-Guillaume, des étudiants de Science-Po manifestent en soutien au Hamas. Il pleut, il fait froid pour un mois de mai. Cette simultanéité de vies radicalement différentes dans leurs trajectoires me fascine toujours. Il faudrait une démocratie existentielle pour mettre chacun à égalité. Un gamin cambodgien de onze ans voit son corps souffrir et ses parents mourir sous le joug de certains de ses compatriotes déments, tandis qu’en France, des jeunes bien nourris, choyés des institutions, veulent instaurer une dictature du prolétariat. Nous pouvons naître libres, égaux, frères, sœurs, parents au-delà du sang, citoyens de mêmes droits sur le papier de constitutions superbes, quelques-uns d’entre nous, des intellectuels notamment, des étudiants de grandes écoles, se chargeront de l’oublier en revendiquant des idées liberticides sans réfléchir plus loin que le bout de leurs pancartes, sans même prendre un billet d’avion pour aller voir en toute honnêteté derrière les mots des slogans, ces gouvernements qu’ils vantent, ces organisations terroristes qu’ils plébiscitent, en 1975, 2024, le temps ne les change pas, de Moscou à Gaza, de Pékin à Phnom Penh. C’est pourquoi voyager est un acte moral incomparable. Mais en fait non, ça ne veut rien dire, c’est une formule trop rapide. Pol Pot et ses amis khmers rouges ont vécu à Paris dans les années 1950, aidés par une bourse octroyée par le roi Sihanouk, et comme il l’a lui-même dit plusieurs fois, « ils en sont revenus communistes doctrinaires ». Il n’empêche, détruire le voyage, comme on voudrait le faire en ce moment, pour X ou Y raison écologique, c’est détruire l’expérience de l’altérité.

L’attention aux autres

« L’attention aux autres est un des actes les plus nobles qu’il faut se réapproprier. Se consacrer à eux, écouter, recueillir leurs histoires, cheminer avec eux détermine mon cinéma » me dit Rithy Panh. « On peut appeler ça des documentaires. Mais je suis mal à l’aise avec les définitions du cinéma. Fiction, documentaire… J’ai eu le plus grand mal à trouver des financements pour Rencontre avec Pol Pot, car on me cantonne dans le rôle de documentariste, alors que j’ai déjà réalisé des fictions. » Quand je le vois, plus encore que de cinéma, je voudrais lui parler du Cambodge, des gens là-bas, des chansons. Dans ses films, on entend des tubes de Sinn Sisamouth et Ros Serey Sothea. C’est merveilleux, on en sort heureux malgré les scènes d’horreurs qu’il évoque. L’image manquante (2013) est rythmée de scènes d’avant 1975, quand les night-clubs berçaient les nuits khmères, loin du haut-parleur de l’Angkar. Entre 2003 et 2019, juste avant la pandémie de covid, je me suis rendu au Cambodge au moins une fois par an. Une passion m’a pris pour ce pays, ses arts, son peuple. Souvent, une complicité ambiguë me liait à un chauffeur de moto taxi, une hôtesse d’accueil dans un hôtel, une prostituée dans un bar ou un jeune étudiant issu de la jeunesse dorée du nouveau Phnom Penh. Dans les régions frontalières à la Thaïlande, dans le triangle Poipet, Pailin, Siem Reap, surtout au début, quelques-uns m’avouaient être d’anciens « red khmer ». Tout au long de mes séjours, l’œuvre de Rithy Panh m’accompagnait, et je raccordais les visages de ses films à ceux que je rencontrais. Le papier ne peut pas envelopper la braise (2007), Les artistes du théâtre brûlé (2005), La terre des âmes errantes (1999), tant d’autres oeuvres de Rithy Panh, comme un miroir à ces foules au milieu de paysages magnifiques et dont je ne comprenais pas qu’ils aient pu être les protagonistes d’une telle horreur. Ce passé immédiat que les gens pouvaient cacher, vouloir oublier ou confesser sans véritable gêne selon qu’ils étaient bourreaux ou victimes, je le connaissais depuis longtemps. En 1981, j’avais six ans, mon école accueillait des orphelins cambodgiens. Je me souviens parfaitement d’eux, surtout les filles. Ces enfants forment l’un de mes premiers souvenirs et peut-être ce choc est-il à l’origine d’un amour. J’aurais pu rencontrer Rithy Panh à ce moment-là. Les derniers khmers rouges se sont rendus en 1998. Ils étaient dirigés par Ta Mok, qui, deux ans auparavant, avait arrêté puis jugé Pol Pot, le condamnant à la résidence surveillée avant de l’empoisonner sans doute. Dans ce régime d’une absolue cruauté, Ta Mok était l’un, sinon le plus cruel de tous, du moins eût-il cette réputation, et quand on songe à ces gosses d’une terrible beauté, froids, bornés, vêtus de noir, le cou ceint d’un krama, le crâne d’une casquette, les épaules d’une kalachnikov – ainsi Rithy Panh les fait-il apparaître au début de Rencontre avec Pol Pot, semblables à ces photos qui restent d’eux – ce sont ses troupes à lui, le frère n° 5. On le voit plus tard apparaître de nuit en personne, sortant d’une jeep pour punir quelques-uns de ses soldats ayant failli à leur mission de contrôle de trois reporters invités pour interviewer Frère n° 1, comme on appelait Saloth Sor, alias Pol Pot. Le film est une fiction inspirée d’un livre de la journaliste américaine Elizabeth Becker racontant son séjour avec deux de ses confrères en décembre 1978 dans ce qui s’appelait le Kampuchea démocratique et de leur entretien avec le dirigeant khmer rouge. Rithy Panh en a fait trois Français. Incarnée par Irène Jacob, Becker s’appelle Lise Delbo, en hommage à Charlotte Delbo, une référence majeure pour le cinéaste : « Dans la forme, je me sens plus proche d’elle que de n’importe quel cinéaste. Elle incarne le contraire d’Adorno, qui prétendait qu’on ne pouvait plus écrire de la poésie après Auschwitz. Elle a connu Auschwitz, elle en est revenue et elle a écrit des poèmes, elle a démontré à tous qu’après Auschwitz, la poésie était une nécessité vitale. » Le personnage de Charlotte Delbo est intègre, ne juge pas, cherche à comprendre ce qui se passe dans ce pays fermé, sans pourtant dépasser les limites. Près d’elle, un photographe qui veut savoir coûte que coûte et découvre l’horreur, au péril de sa vie. À l’opposé, un représentant de ces compagnons de route des régimes communistes comme on disait à l’époque, ami des années parisiennes de Pol Pot, plein d’enthousiasme et de déférence, s’extasiant des coopératives qu’il visite. Tithy décrit sans accuser le syndrôme de l’Occidental de gauche. Comment expliquer un tel aveuglement qui dure encore pour d’autres conflits ? Comment expliquer un tel aplomb à se mêler de conflits qu’on connaît mal, en choisissant un camp sans même appréhender le terrain, les enjeux, les souffrances, et de fait en ajouter à celles et ceux qu’on combat depuis son séminaire, son banc de faculté, sa Sorbonne et son canapé ?

L’article complet est à retrouver dans le N°179 – disponible en version numérique et en kiosque

Rithy Panh, Rendez-vous avec Pol Pot, avec Cyril Gueï, Grégoire Colin, Irène Jacob, Dulac Distribution, sortie le 5 juin 2024