C’est sûrement l’artiste le plus radical, le plus absolu de notre époque. Rencontre entre Montpellier et Paris avec l’homme qui brûle d’un feu inouï.

Rendez-vous dans une brasserie située en face du Palais de Justice de Paris. Pied de nez à l’institution judiciaire avec laquelle il continue d’avoir à faire ? Aucunement. Piotr Pavlenski aime cet endroit parce qu’il comporte un long boyau bordé de deux rangées de tables propice à l’isolement. J’avais rencontré l’artiste russe quelques jours plutôt à Montpellier à l’occasion d’un déjeuner organisé dans les jardins du MO.CO par Numa Hambursin, l’énergique et imaginatif directeur de ce musée palpitant. Le lieu accueillait alors une exposition sur les relations entre les arts et la littérature, prétexte à des passerelles nourricières entre ces deux domaines. Pavlenski devait donner une conférence dans ce cadre. Elle sera à son image, à la fois érudite et sans concession, devant un public sans doute en partie attiré pour des raisons secondaires au regard de l’importance de l’œuvre : le scandale provoqué par la divulgation du sexe en érection de Benjamin Griveaux, sexto adressé par l’ex-ministre et candidat à la mairie de Paris à Alexandra de Taddeo, qui fut jusqu’à une date récente la compagne de Pavlenski. Ce que l’artiste appelle l’évènement Pornopolitique.

   Retour à Paris. Visage marqué, regard intense, boule à zéro, le Russe de Saint-Petersbourg m’évoque Maïakowski tel que l’avait photographié son ami Alexandre Rodtchenko. L’artiste total dans toute sa force fragile et dure, sur une ligne de crête perpétuelle. L’âme slave dans toute sa splendeur, lorsque celle-ci se cabre et se montre rétive à tout embrigadement. Piotr Pavlenski empoigne la question de l’art comme s’il y allait de sa propre vie, de son propre sang qu’il n’a pas épargné lors d’évènements passés. Car se coudre les lèvres, se couper un morceau d’oreille, se clouer les couilles, entre autres bonheurs corporels, n’a rien, selon Pavlenski, de performances, ce mot que rejette notre fakir expérimental lorsqu’il est paresseusement utilisé à son sujet. En effet, selon lui, aussi fortes étaient les interventions des actionnistes viennois, pour prendre un exemple parlant, aussi prévisibles pouvaient-elles apparaître par leur morne succession numérotée. Les auteurs de performances sont, il est vrai, bien souvent les petits fonctionnaires d’un art devenu archi prévisible. Je regarde Piotr Pavlenski et j’éprouve pour la première fois la certitude depuis Cravan, Duchamp, Debord, Wojnarowicz, de « rencontrer » un bloc d’insoumission infrangible. Emprisonné en Russie, exilé sous surveillance en France. J’ignore où mènera le destin de cette figure hors-norme de l’art contemporain, vivant de peu, avec quelques sacs, mais j’ai la ferme certitude que l’on rencontre peu d’artistes aussi entiers, aussi purs, aussi déterminés à poursuivre sans relâche une quête d’absolu qui ne s’embarrasse d’aucune compromission, de quelque nature que ce soit. F.G.

En préambule, pouvez-vous expliquer quelle est votre démarche ?

Se mettre nu, s’automutiler, n’a rien de nouveau puisque les actionnistes viennois et d’autres l’ont déjà fait. Mais ce qui est très nouveau avec mon travail, c’est que je fais participer le pouvoir en les obligeant à intervenir. Je force le pouvoir à travailler pour l’art. C’est ce que j’appelle l’Art Sujet Objet. 

Comme si vous faisiez abstraction de vous-même en privilégiant la documentation générée par le système juridico-policier ?

Oui, c’est ça. J’explique ma démarche dans Collision*, en recensant le travail des policiers, juges d’instruction, psychiatres, psychologues, qui m’ont interrogé et incarcéré entre 2015 et 2019, dans le cadre de ce que j’appelle des évènements d’art politique, que ce soient l’incendie de la porte du FSB, celui des fenêtres de la Banque de France, etc. Avec moi, l’appareil juridico-policier devient créateur d’images et auteur d’évènements. 

La ressemblance est troublante entre certaines de vos actions et certaines œuvres du Caravage.

Oui, Le Caravage est l’artiste qui m’a le plus impressionné quand j’étais étudiant. Les interactions sont évidentes si vous regardez La Décollation de Saint-Jean Baptiste et les photos prises lors de ma mise à feu de la Banque de France place de la Bastille, – évènement que j’ai appelé L’Éclairage.

N’avez-vous passé les bornes en vous réappropriant le sexe en érection de Benjamin Griveaux et en faisant une œuvre d’art ?

Pour l’évènement Pornopolitique, ça a mis du temps, j’avais commencé d’y réfléchir en 2014. A l’époque, en Russie, je vivais une relation libre avec deux femmes, on avait tourné ensemble des scènes de porno pour une réalisatrice qui a fait un documentaire finalement décevant. Je n’arrivais pas à trouver la forme. Je l’ai finalement trouvée avec le sexe de Griveaux. Il existe tout sur Internet concernant le porno, la baise avec des animaux, des morts, des arbres, mais il n’y avait rien concernant du sexe avec des hommes de pouvoir. 

Mais aviez-vous conscience de la déflagration de sa carrière et possiblement de sa cellule familiale ? 

Je ne vois pas pourquoi on peut montrer L’Origine du Monde de Courbet et pas le sexe d’un homme politique. 

Parce que dans le second cas, cela a été fait sans son consentement. 

Mais le modèle féminin de Courbet serait-il d’accord pour qu’on montre son sexe tous les jours à des milliers de visiteurs du musée d’Orsay ? Je ne crois pas. Il y a deux poids deux mesures. Il y a la question de la liberté artistique. 

L’autre jour, lors de votre conférence au MO.CO, et alors que vous évoquiez Pornopolitique, un homme au premier rang vous a vivement félicité de mener un combat contre la Macronie mais vous l’avez mouché et déstabilisé. Pourquoi ?

Ce type n’a rien compris à mon art. J’aurais pu réaliser un film porno sur Mélenchon et me servir de son sexe en érection de la même façon. Je n’ai rien contre Griveaux, il a l’air plutôt gentil et inoffensif. Il n’est ni bon ni mauvais, il est juste un représentant lambda de la classe politique. Pour moi, il n’y a aucune différence entre la gauche et la droite. Leurs discours ne m’intéressent pas.

Vous n’êtes bizarrement pas soutenu par une presse autoproclamée « progressiste ». Comment expliquez-vous cela ?

Libération avait affirmé, lors de mon procès (dans l’affaire Griveaux, ndlr.), que les lectures de Juliette de Sade et du Tartuffe de Molière que j’avais organisées avec des comédiens disséminés dans le public avaient été sifflées alors que c’est tout l’inverse, les gens avaient beaucoup applaudi. C’était très malhonnête. Libération est un organe de propagande mensonger hérité de tous ces malades de trotskistes des années 70. Ils savent très bien ce que Trotski a fait d’horrible dans mon pays mais ils s’en revendiquent encore. Pendant le procès, ils m’ont présenté comme un activiste, sachant que je hais cette catégorie politique. C’était pour eux une façon de m’insulter. J’ai en réalité beaucoup de problèmes avec la gauche et l’extrême-gauche parce que ces courants défendent une idéologie totalitaire qui, évidemment, ne peut accepter ma position et mon travail. Libération, Paris Match et le JDD, c’est un seul média à trois têtes qui tient le même discours contre moi. 

Mais la droite et l’extrême-droite ne sont pas en reste dans leurs attaques contre vous…

Oui, certainement mais les activistes d’extrême-gauche sont les plus hypocrites. Je les mets dans le même sac que les policiers, les juges et les politiciens. Il endosse un combat pour un parti, une idéologie, comme il endosserait un uniforme. J’ai plein de problèmes avec ceux qui se servent de leur idéologie comme d’une rente. Les activistes n’aiment que les gens qui font des choses qui servent leurs idéologies. Face à moi, ils ne savent plus où donner de la tête, ils sont tellement stupides ! Ils regardent certaines de mes œuvres qu’ils pensent aller dans leurs sens. Ils approuvent. Puis d’autres vont complètement les gêner. Et ils vont dire, Ah non, non, c’est pas possible, ça c’est pas possible, c’est contre notre idéologie ! Ils n’ont aucune consistance. Le pire, c’est que, n’assumant pas mon travail mais ne voulant pas passer pour réactionnaires de l’art contemporain, ils s’en sortent en me traitant de fou bon pour l’asile.

L’article complet est disponible dans le N°179 – en version numérique et en kiosque