A peu près quatre heures (des sept) de la restauration du Napoléon d’Abel Gance venaient de s’achever dans la plus torrentielle intranquillité que la centaine de festivaliers éblouis se demandait : « Peut-on espérer davantage de cette édition cannoise ? Reverra-t-on semblable dinguerie au cours des prochains jours ? Coppola se hissera-t-il à la démesure de ce Napoléon qu’il aime et cite tant ? ». 

Si pareille furie hugolienne n’a pas été complètement retrouvée, force est de constater que la plupart des cinéastes de cette 74ème édition cannoise n’y vont pas de main morte pour arracher les spectateurs à leurs écrans domestiques et revitaliser leurs yeux habitués aux mêmes schémas narratifs et formels. A peu près tous essayent de stimuler les sens, la chair, la libido, l’esprit à coups de force, d’outrances et de mauvais goût salutaire. 

Même si la plupart des films ne sont pas à la hauteur de cette louable ambition, aucun cinéma de cette édition ne fait dans la demi-mesure et, d’une certaine façon, ce refus du tiède est l’excellente nouvelle de ce bon cru cannois !

FEUILLETON, TELENOVELA ET SOAP 

Comme si le film d’Abel Gance avait en effet fourni le la de cette édition, tous empruntent au roman feuilleton populaire. A commencer par Francis Ford Coppola qui façonne son roboratif Megalopolis comme un soap opéra d’esthète, quelque part entre Dynastie et Marc Aurèle et n’importe quelle série HBO. Tout au long de sa carrière, Coppola a souvent séduit (avec pas mal de mauvaise foi romantique) ses admirateurs en échouant à vouloir seul, depuis sa société indépendante d’American Zoetrope, réinventer et toucher le firmament. A cet égard, Mégalopolis est parfaitement coppolien ! Par sa densité ébouriffante et éreintante, sa richesse tapageuse, la folie de son montage et l’empilement assommant de citations, c’est une cathédrale baroque avec ce que cela compote de tabassage formel. Il faudra le revoir… 

Avec Bird, Andrea Arnold emprunte à Charles Dickens (Bird) et cherche à réinventer la poésie des bas-fonds à l’heure des portables et des trottinettes électriques. Malheureusement, elle n’assume pas son geste et se vautre, avec trop d’évidence, dans le fantastique consensuel et résilient dans la dernière partie. Dommage, d’autant que la forme heurtée et haptique, jadis si revigorante de son cinéma (Les hauts de hurlevent, American Honey) semble avoir fait trop (mauvaise) école et produire, par conséquent, moins de puissance.    

Très inspiré par l’exercice chorégraphique qui le stimule d’un point de vue artistique et plastique, Jacques Audiard façonne une revigorante télénovela musicale (Emilia Perez). Parmi ses nombreuses inventions, il mêle des numéros musicaux à des récitatifs pour enchaîner les différents épisodes de son mélo totalement improbable auquel il parvient avec un indéniable savoir-faire à nous faire faire croire !   

Christophe Honoré accompagne jusqu’en Italie le clan Deneuve-Mastroianni avec son habituelle nonchalance pop-Nouvelle Vague, dans un mélange de situations absurdes qu’on jurerait improvisées par un paparazzi. Devenu le cinéaste des grands de France, il le fait à la manière d’une émission de télé-réalité pour famille de stars (Marcello Mio). On aurait préféré voir Guiraudie (Miséricorde) en Compétition à la place de ce petit geste de cinéma auquel les plus indulgents trouveront (peut- être) un petit charme. 

Le grec Yorgos Lanthimos réussit une extraordinaire série anthologique en revenant à l’épure incisive et raide de son cinéma d’avant Hollywood (Kind of Kindness). Les trois contes cruels de son film à sketches se font écho, dialoguent les uns avec les autres pour parler de nos servitudes plus ou moins volontaires, aux autres, aux Dieux, aux mythes. On y reviendra vite, le film sort fin juin !

David Cronenberg s’aventure dans le feuilleton d’espionnage fatigué et mortifère (The Shrouds). Dans sa fascinante dernière partie, il plonge dans les méandres de la paranoïa, avec une réelle folie narrative (le film ose s’aventurer vers des sommets), dans l’espoir de ressusciter le désir de ses personnages endeuillés. 

George Miller consolide sa saga avec le plus trépidant épisode de ses cinq opus (Furiosa). 

Même Jia Zhang Ke conçoit son très beau film (Caught by the Tides) comme l’ultime épisode rétrospectif et compilatoire de son œuvre cinématographique en mélangeant nouvelles prises de vue à des chutes de ses anciens films. Au cours de la séance, des fragments de son cinéma jaillissent dans la mémoire du spectateur comme des réminiscences un peu complaisantes et narcissiques. 

Quant à Coralie Fargeat, elle accouche (The Substance) d’un amusant mais anecdotique épisode de 2H30 de Black Mirror ou de Twilight Zone qui aura réussi à égayer les festivaliers grâce à son volontarisme très tapageur à une époque où les réalisateurs de films de genre se montrent si frileux, où leur surmoi social et auteuriste bride leur élan. Pour une fois, les références tous azimuts (De Palma, Cronenberg, Kubrick mais aussi de nombreux auteurs de cinéma gore) sont célébrées avec sincérité dans des torrents d’hémoglobine ! 

A ce goût du feuilleton correspond celui du composite, de l’hétérogène et du collage, art dont Kirill Serebrennikov est devenu un maître. En adaptant la biographie de Limonov d’Emmanuel Carrère, le cinéaste russe cherche à réussir son autoportrait en artiste romantique, en ado sournois et arrogant, en dissident ambigu, ainsi que celui de la Russie de ses 50 dernières années. Si son film ne manque ni d’inventions (notamment dans les transitions qui empruntent au roman graphique), ni parfois de souffle, il est souvent poussé entre des paluches très lourdes qui se refusent à toute évocation des dérives fascistes de son héros. 

Presque dissident au sein de cette Compétition sans demi-teinte, le très sage film d’Emmanuel Parvu paraît lui aussi hors de propos, comme échappé d’un autre festival (au mi-temps des années 2000), d’une autre époque quand la Nouvelle Vague Roumaine était encore nouvelle – ce qu’elle n’est manifestement plus. Non que Trois kilomètres jusqu’à la fin du monde soit un ratage complet mais sa forme (longs plans fixes avec entrées et sorties de champ ; dialogues débités en les ânonnant), ses thèmes (l’éternelle corruption dans un pays, entre modernité et tradition) le rendent obsolète. 

Avec Anora, l’américain Sean Baker offre la meilleure et la plus folle surprise de cette édition. Cette fois la matière composite trouve son harmonie en maillant toutes les plus belles lignes de force de la comédie américaine. Pour raconter cette romance sociale impossible entre une strip-teaseuse et le fils d’un oligarque russe, Baker joue des chevauchements de voix, des mélanges de vitesse de tons et de cris comme Howard Hawks. Il invente son propre maniérisme burlesque et intime à la manière d’un Blake Edwards avec la causticité acerbe et vériste d’un Billy Wilder, en un empilement inouï et cumulatif de situations extrêmes, souvent hilarantes. Sans doute la dinguerie la plus accomplie, la plus pointue aussi, la plus neuve de cette édition revigorante et passionnante. 

Mais le grand feuilleton cannois est loin d’être fini. Sorrentino, Gomes, Lelouch, Kapadia Hazanavicius, Rasoulof arrivent… 

A suivre dimanche, après le Palmarès…