Portier de nuit, film culte, a-t-il bien vieilli ? Son érotisme glauque tient-il encore la route ? Réponse dans cet article.
« Vienne, 1957. Max, un ancien SS, travaille maintenant comme portier de nuit dans un hôtel. Un jour, il se trouve face à face avec une cliente de passage. Tous deux se reconnaissent aussitôt. En 1943, Lucia, alors âgée de quinze ans, fille d’un député socialiste autrichien, avait été déportée dans un camp où le sturmbannführer Aldorfer (le vrai nom de Max) avait remarqué sa jeunesse et sa beauté. Silencieuse, hautaine, docile, Lucia s’était pliée aux caprices de l’officier, satisfaisant ses goûts morbides et ses exigences les plus humiliantes. Un mot de la jeune femme suffirait à démasquer Max. Pourtant, elle ne dit rien. Elle demeure même à Vienne après le départ de son mari et, le soir où Max pénètre dans sa chambre, elle subit avec une joie sauvage ses coups et ses caresses. Dans les jours qui suivent, la complicité inavouée, née de leurs premiers rapports, éclate et se transforme en une frénésie érotique qu’aucun danger, aucune menace ne peut endiguer. Indissolublement liés l’un à l’autre par leur sadomasochisme, Lucia et Max ne seront séparés que par une mort lucidement attendue. »
Portier de nuit dérange et séduit
Ce parfait résumé du film Portier de nuit est extrait de la recension critique du Monde dans son édition du 5 avril 1974, article signé de Jean de Baroncelli. Avec Le Dernier Tango à Paris où Maria Schneider fut la proie de Marlon Brando Portier de nuit fait partie de ces récits érotiques en huis clos, violents et explicites, qu’un public large appréciait. Le ton de l’article de Baroncelli dans Le Monde est exemplaire de l’époque. L’ancien contributeur de l’hebdomadaire fasciste Je suis partout affirme être à la fois dérangé et séduit. 1.113700 spectateurs se laissèrent déranger et séduire en France. La même année vit le succès d’un autre film ambigu sur la guerre : Lacombe Lucien de Louis Malle, scénario de Patrick Modiano. Avec le regretté Pierre Blaise dans le rôle d’un jeune milicien à l’accent chantant.
Les victimes ne sont jamais innocentes
Qu’on me pardonne une anecdote personnelle. J’allais avoir 14 ans un mois après la sortie de Portier de Nuit que je ne pus voir car il était interdit aux moins de 16 ans, je me rabattis sur Chinatown de Roman Polanski interdit lui au moins de 13 ans ; une histoire d’inceste 1940 avec une autre femme archi mince archétype de l’époque rétro : Faye Dunaway. Je lisais Pilote, genre de Charlie hebdo pour enfants, qui choisissait d’illustrer un film par mois en bande dessinée. En juin, ce fut Portier de Nuit raconté par René Goscinny (remplacé dans cette rubrique dès le mois suivant par Serge de Beketch futur rédacteur en chef de Minute). C’est ainsi que j’ai découvert la scène fameuse où Charlotte Rampling chante les seins nus sous une paire de bretelles. Le fait qu’un journal de bandes dessinées destiné à l’adolescence consacre quatre pages à reproduire des images d’un film où une déportée de quinze ans jouit de sa condition dans les bras d’un SS donne bien la note de 1974.
Paisiblement scandalisé par le propos du film, louangeur des qualités de mise en scène de Cavani, une intellectuelle issue de la gauche italienne, le critique du Monde rapporte que la cinéaste s’est entretenue avec d’anciennes déportées qui lui ont confié que les « victimes ne sont jamais innocentes ». L’une des deux victimes de la barbarie nazie, lui aurait avoué « revenir tous les ans sur les lieux du crime » c’est-à-dire au camp de Dachau pour y passer deux semaines de congé. Baroncelli ne pousse pas la curiosité plus loin. À noter que Lucia, l’héroïne de Portier de Nuitn’est pas juive contrairement à ce qu’écrivirent certains journalistes.
Séduit mais pas dupe, inquiet peut-être de devoir retourner piger à Je Suis Partout, Baroncelli fait tinter la sonnette d’alarme : « Ce que Liliana Cavani semble avoir voulu dire est que le plus grand crime du nazisme fut de révéler à des millions d’êtres le » mal » qui était caché en eux, de leur avoir rendu ce mal nécessaire et de les avoir ainsi contaminés à jamais. Demain tout peut recommencer, nous avertit l’auteur. » Vendre du SM de nazisploitation en s’alertant du retour de la « bête immonde » appartient au registre ordinaire du genre initié dès l’après-guerre par l’auteur israélien Yehiel Dinur, survivant d’Auchwitz, avec ses romans sadiques écrits sous le pseudonyme de Ka Tzetnik. (Sur ce sujet, lire le roman Les Poupées de Clovis Goux, Stock 2022).
Du chiqué et de l’élégance
Lacan disait du SM que c’était du « chiqué ». Il y a un peu de chiqué dans Portier de Nuit, film fétichiste et élégant. Avec le recul, Rampling m’a paru plus rondelette des bras et des cuisses que dans mon souvenir, Kristen McMenamy a fait pire depuis, quant à Dirk Bogarde il emprunte comme toujours à James Mason sa moue interlope y ajoutant le regard velouté du « Servant ». Sa prestation est à mi-chemin du valet de Losey et du nazi des Damnés (Visconti 1969) où Rampling lui donnait déjà la réplique. Michel Foucault, philosophe qui ne détestait pas porter la casquette de cuir noir après le travail, avait produit une critique cinglante de Portier de Nuit au cours d’un entretien avec Pascal Bonitzer dans un numéro des Cahiers du cinéma consacré à dénoncer la mode rétro. La complaisance de Cavani n’avait pas échappé aux experts des Cahiersmoins impressionnés que Jean de Baroncelli par ses qualités de cinéaste ; Portier de nuit était à leurs yeux un film conformiste et complaisant exemplaire du style rétro.
Rares sont les succès de scandale qui durent quarante ans après leur sortie. Histoire d’O de Just Jaeckin (1975) n’a pas survécu. Portier de Nuit de Liliana Cavani garde un charme envoûtant qui tient à son tact : une histoire d’amour filmée par une femme, et dont les dialogues furent retravaillés à l’anglaise par Bogarde et Rampling. Puisqu’il tend à être prouvé depuis peu que l’homme fut de tout temps un nazi pour le sexe faible, il est doux de penser que quelque part, dans un lieu idéal et barbelé, existe une captive consentante qui puisse nous aimer au point de vouloir être damnée avec nous. Pari consolant qui me vient en regardant s’embrasser ces deux amants de cinéma dont l’un est mort voici déjà 25 ans pendant que l’autre toujours aussi belle et docile à 77 ans se laisse parfois photographier auprès de Kate Moss et de Rosé des Black Pink non loin de nous dans l’empyrée d’un défilé de couture… Saint Laurent, comme de bien entendu.
Portier de nuit, Liliana Cavani, 1973, Carlotta, nouvelle restauration 4K