On découvre parfois des peintres comme on ouvre d’inépuisables malles aux trésors. C’est le cas avec le magnifique Stanislao Lepri.

Au témoignage d’un de ceux qui l’ont connu, me rapporte Raphaël Durazzo derrière son bureau (sur lequel trône un fort volume des Cantos de Pound, gage de goût, s’il en fallait un, chez ce galeriste qui offre à ses murs, à la faveur de cette exposition, les fantasmagories racées du génial Stanislao Lepri (1905-1980)) – au témoignage, donc, d’un de ceux qui ont connu le marquis Lepri, sa seule présence donnait le sentiment de se trouver face à un « prince ». Aussi, tout en écoutant mon vis-à-vis scander les grandes articulations de la vie de Lepri, retracer le passage de la carrière diplomatique d’un rejeton de l’aristocratie italienne à la vocation picturale, je ne puis m’empêcher de retailler mentalement la silhouette de l’artiste sur un patron que les personnages de Conrad qualifieraient de « romanesque » : un mélange inextricable de noblesse naturelle et d’abandon consenti aux forces vives de l’imagination. 

Au demeurant qu’y a-t-il de plus romanesque qu’une rencontre décisive, comme celle qui fait entrer Leonor Fini dans la vie du marquis – qu’y a-t-il de plus romanesque qu’un trio, comme celui que, avec l’écrivain Jeleński, Lepri et Fini ont constitué ? Alors, silencieusement et toujours aussi attentif, je brode à mon tour mon propre roman, épiant du coin de l’œil le regard de Raphaël Durazzo qui s’attarde pour le couver sur un merveilleux petit tableau, le bien nommé L’Age d’or. Celui-ci est comme le produit de la quintessenciation de toutes les rêveries d’un esthète sur l’Italie des petites églises, où des vestiges de fresques invoquant on ne sait quel chapitre perdu de La Légende dorée de Voragine se désagrègeraient lentement dans un poudroiement de décomposition, sur des fonds d’or mangés par le temps. Et je suis prêt à parier que Raphaël Durazzo, également, improvise à part lui quelque petit roman sur l’œuvre…

Il faut dire qu’il y a chez Lepri l’essence même du surréalisme – au sens combustible du terme « essence » : les dessins et les huiles ici rassemblés sont tous des détonateurs mentaux. Ce qu’ils remuent, dans le tréfonds des inconscients, à chacun d’en juger pour soi-même ; mais il y a aussi cette charge explosive de fiction – de « romanesque » si l’on veut – dont tout chez Lepri est porteur. Prenez Le Mendiant violoniste, avec son trait si fouillé, confinant à la gravure : un violon injouable, dont le personnage joue à jouer. Ailleurs, avec une acribie et une acuité de trait à la Topor, c’est une Monture suspendue : pourquoi ? par quoi ? – mille récits possibles ; ailleurs encore, cette Intimité sacrée qui pourrait être l’illustration d’une énième « passion » des 120 Journées d’un autre marquis… Et cette grande toile, Exode, soulevée par l’allant collectif du mythe, de l’épopée – mais quel mythe, au juste, quel conte épique ? Fiction partout – suggérée, jouée par les personnages. Et s’il fallait un emblème à cet art, ce serait ce chef-d’œuvre de rigueur aristocratique, de mélancolie tenue : ce portrait de Jean Genet travesti. Bouleversante noblesse du faire-semblant…

Exposition Stanislao Lepri, galerie Raphaël Durazzo, jusqu’au 22 juin