Les peintres vivent au milieu de la couleur, des formes… et des objets. Comme le montre une belle expo, éclairante et touchante, sur Ingres et Delacroix au musée de ce dernier.

L’ « esprit français » est friand des oppositions bien découpées : Anciens versus Modernes, Romantiques versus Classiques, Ingres versus Delacroix. Il n’a pas entièrement tort, cet esprit (et un solide essai de Côme Fabre, dans le catalogue, ramène l’affrontement des deux peintres à ses justes proportions : ni antagonisme schématique, ni simple distinction de surface), mais laissons-le à ses conceptions élevées, abaissons littéralement les yeux, à hauteur de table ou de sol, là où se tient le menu peuple des objets. 

Certes, le moulage de la dextre d’Ingres, munie du stylet de graphite, compose le raccourci visuel d’un terme traditionnel du débat (Ingres = dessinateur versus Delacroix = coloriste) ; mais c’est la réserve inépuisable d’indétermination de la plupart des objets rassemblés ici – le mystère propre à ces êtres inanimés en un mot – qui arrête l’œil du visiteur et met en marche ses rêveries. Ou, pour le formuler avec le bonheur pénétrant d’expression de Yannick Haenel dans le catalogue : « Il existe une combinaison d’objets dont la présence est nécessaire aux artistes ; ils agissent comme des talismans. »

Objets magiques chez Delacroix, ce pot à tabac en forme de poisson, ce presse-papier figurant un ophidien en bronze, donné par George Sand, dont le peintre, de son propre aveu, a été « véritablement fou » ? Regardons encore, chers à Delacroix toujours, ces objets orientaux, en particulier ces plats marocains dont le décor semble autant dicté par le développement géométrique d’un théorème sur les symétries que par un goût pimpant, gourmand, de la couleur. Bien sûr, ce sont là autant de traductions matérielles de traits biographiques ou de tendances esthétiques, comme pour Ingres cette couronne de lauriers en cuivre doré offerte à l’enfant de la cité par les Montalbanais ou, naturellement, ce violon entré dans tous les dictionnaires. La lumière de l’Orient, l’attrait des honneurs, etc., tout cela transparaît à mesure que, d’objet en objet, on recompose l’univers intime des deux hommes. Mais, confusément d’abord, on sent « ces choses ou cette chose, […] que semblent vouloir exprimer les objets, dans ce qu’ils ont d’apparence de vie, ou de dessein supposé » (Valéry). 

Voici maintenant la section de l’exposition qui presse le plus mélancoliquement le cœur : le chevalet « à col de cygne » d’Ingres, sur lequel il montrait ses tableaux aux visiteurs ; la boîte à peinture portative de Delacroix ; les palettes de celui-ci ; la boîte à couleurs d’Ingres. « Mélancoliquement », disais-je, car tout ici est attente, impossible attente : celle de la main des propriétaires, dont on voudrait tant qu’encore une fois elle effleure, empoigne, ouvre ces objets, les fasse servir à un autre tableau. La voilà peut-être, cette « chose », cette qualité talismanique des objets, perçue par Ingres et Delacroix d’abord, par nous ensuite : faire apparaître ce qui n’est plus, ou pas encore. Ce qui est aussi la définition de la peinture, image et substitut d’un visage, d’un paysage ou d’un objet absents.

Exposition Ingres et Delacroix. Objets d’artistes, musée national Eugène-Delacroix, Paris, jusqu’au 10 juin, puis du 12 juillet au 10 novembre, au musée Ingres Bourdelle, à Montauban.