Rencontre avec Laurent Gaudé qui signe Terrasses, une pièce chorale bouleversante sur les attentats de 2015. Avant la première à la Colline, l’auteur nous raconte la genèse de la pièce. 

Je ne sais pas si nous étions prêts à retraverser cette nuit-là. Prêts à replonger dans ces rues de l’est parisien qui, il y a huit ans, nous ont suspendus aux cris, à l’éclat des sirènes, et aux récits effroyables qui s’en échappèrent heure après heure. Le 13 novembre demeure pour bon nombre d’entre nous un lieu de tétanie, dont la seule évocation renvoie à des images indélébiles. Ainsi cette femme enceinte suspendue au mur du Bataclan et miraculeusement sauvée par deux futurs otages des terroristes. Ainsi les énormes impacts des balles dans la vitre d’un café qui témoignent de la violence guerrière des armes automatiques. Ainsi le mur de portraits des victimes, impérativement jeunes et familières. Ainsi la vidéo qui a suivi d’un des terroristes, barbare et ravi dans un désert syrien. Le 13 novembre demeure pour beaucoup d’entre nous un souvenir immédiat, avivé à chaque nouvel attentat. Mais huit ans sont passés et cette distance permet à Laurent Gaudé de signer aujourd’hui Terrasses, pièce chorale qui nous plonge au plus près des évènements, parmi des personnages de fiction, et dans des lieux qui ne sont pas nommés. Terrasses fait le choix de donner voix aux figures anonymes de cette nuit d’horreur : les victimes, mais aussi les policiers, ambulanciers, médecins. Peuple essentiel qui, écrit-il, « prend la vague », mais dont nous ignorons tout. Passant d’un individu à l’autre de cette écriture nerveuse et bondissante qui lui est propre, l’écrivain hisse un chœur de dizaines de figures qui s’entrecroisent et se font écho, courant, fuyant ou agonisant dans le chaos que Terrasses ordonne. Rarement Laurent Gaudé aura été aussi musical dans son écriture. Il va même jusqu’à reproduire l’écho des balles dans l’esprit des victimes : « Ils tirent, ils tirent. (…) Il y a des gens à terre. Que se passe-t-il ? Ils tirent, ils tirent encore. Cela ne s’arrête pas. » Les acteurs, nombreux et jeunes, pourront sans nul doute s’approprier ce texte et le porter de manière viscérale, tant le dramaturge a cherché à rejoindre la sidération et la peur qui ont régné au cours de cette nuit. À voir comment Denis Marleau, qui connaît bien l’écriture de Laurent Gaudé, restituera sur scène cette nuit enfiévrée que l’on vit comme l’on suivrait une caméra passant d’un champ de bataille à l’autre. 

Or, Terrasses s’ouvre sur une promesse d’amour, « J’ouvre les yeux. Je me dis que cette journée est belle puisque nous allons nous voir ce soir. ». Une jeune fille parle, elle se prépare à retrouver une autre jeune fille, qu’elle désire. A la fin du livre, elles s’embrasseront, comme le promet le sous-titre, « Notre baiser si longtemps retardé ». Entre les deux : l’irruption de la mort, des corps enchevêtrés, des adieux, des suffocations, des promesses, des tirs. L’écrivain a voulu que son livre commence et s’achève sur la promesse de l’amour, instaurant une circularité qui joue par allers-retours, leitmotivs, accélération et décélération. Gaudé est à l’écriture un maître des horloges, et c’est particulièrement frappant dans cette pièce. 

À la fin du texte, une infirmière demande, « qu’est-ce qui nous consolera ? ». Ce texte devient de page en page, de scène en scène, un hymne à la solidarité. Si Terrasses n’est pas un cauchemar, sans doute est-ce par ces scènes qui rendent aux individus plongés dans la nuit, l’honneur d’avoir vécu et la beauté d’avoir tendu la main. 

Pourquoi vous lancer dans cette retraversée d’un évènement qui nous demeure aujourd’hui aussi familier que traumatique ? 

Cet évènement contient un certain nombre de thèmes et de trajectoires qui vibrent dans mon territoire personnel : la tragédie, la choralité, la question de la violence. Et bien sûr la question de la fraternité qui est en sous-texte, par un geste, par un regard…J’ai senti que ça allait me permettre de mettre en résonance des choses qui m’intéressaient avant, qui m’intéresseront après, comme la question du destin. L’autre raison est sans doute que je suis parisien, je suis né dans cette ville, j’y ai toujours vécu, et j’ai voulu saisir cette occasion pour savoir ce que cet évènement a déposé dans l’histoire de la ville. Écrire sur l’évènement, c’est décider qu’on va garder l’évènement, qu’il fera partie de notre vie. À chaque livre, je fais un choix de placer un évènement dans mon panthéon personnel. Mon geste est donc aussi une sorte d’hommage aux victimes, pour ne pas les oublier. 

Comment avez-vous vécu le 13 novembre 2015 ? 

J’étais au restaurant, et comme beaucoup de monde cette nuit-là, j’ai écourté ma soirée, et suis rentré chez moi pour téléphoner à mes proches, puis essayer de trouver des informations. Mais le texte tord ma réalité de cette nuit-là puisque d’emblée mes personnages sont dotés d’une hyperconscience qui les voit raconter ce qui va leur arriver. L’ignorance dans laquelle nous étions plongés n’est pas reproduite, c’était d’ailleurs un des éléments les plus anxiogènes, on a entendu parler d’une première terrasse, puis d’une deuxième, puis du stade de France, et enfin le Bataclan : à chaque instant, nous avancions dans l’horreur sans fin dans la nuit. 

Vous est-il apparu évident qu’il fallait écrire un récit choral pour rendre hommage aux victimes du 13 novembre ? 

Oui. J’aime écrire à partir de la pluralité des voix, des regards, avec le travail qu’implique l’alternance, le choix des narrateurs, toute cette imagination à mettre dans le dispositif sont des choses que j’aime beaucoup faire. Mais pour le 13 novembre, cela prend un sens particulier, afin d’explorer les mille et une personnes qui ont été touchées par l’évènement : la famille de ceux sur qui l’évènement tombe et la famille de ceux que l’évènement convoque, les flics, les médecins…Ces derniers sont aussi traumatisés, et il était intéressant d’explorer leur ressenti derrière l’uniforme. Je me demandais donc à l’écriture, qui je n’ai pas encore fait, vers qui je pourrais me tourner ? 

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Terrasses ou notre baiser si longtemps retardé, Laurent Gaudé, éditions Actes Sud, 144p., 14, 50 euros

Terrasses, de Laurent Gaudé, mise en scène Denis Marleau, Théâtre de la Colline, du 15 mai au 9 juin.