Le Tableau volé entremêle l’art, l’Histoire et le commerce. Entretien avec Pascal Bonitzer, grand cinéaste classique.

Avec Pascal Bonitzer, on retrouve l’art du cinéma classique. Dans Le Tableau volé, il s’inspire de l’histoire vraie d’une peinture d’Egon Schiele (Les Tournesols, relecture torturée du tableau solaire de Van Gogh), spoliée durant la guerre par les nazis, portée disparue, puis retrouvée en 2006 dans la maison d’un ouvrier mulhousien. À partir de ce contexte réaliste, Bonitzer a tissé une fiction délectable qui met aux prises un commissaire-priseur âpre au gain (Alex Lutz), son ex-femme et collègue en expertise artistique (Léa Drucker), sa jeune stagiaire (Louise Chevillotte), l’ouvrier qui détient le tableau (Arcadi Radeff) et son avocate (Nora Hamzawi). Longtemps scénariste pour Jacques Rivette ou Raoul Ruiz, plus limpide et cartésien que ses deux défunts partenaires en fictions ludiques et labyrinthiques, Pascal Bonitzer n’a pas son pareil pour tresser avec élégance des récits complexes où se croisent ici l’art et l’Histoire, la passion et le commerce, la gravité ou la légèreté des sentiments, le ludisme des jeux cérébraux et des dialogues ciselés. Pour la première fois, Bonitzer s’intéresse aussi aux écarts de classes sociales en confrontant le monde cynique et friqué du business de l’art avec un milieu populaire désintéressé. Outre la chorégraphie de déambulations dans des musées et salles de vente au parfum hitchcockien, Bonitzer met en musique un casting de stradivarius (Alex Lutz, Léa Drucker et Nora Hamzawi, tous remarquables) aux côtés desquels se révèle le très émouvant Arcadi Radeff et où l’on a le plaisir de retrouver le mélancolique Alain Chamfort et la rivettienne Laurence Côte.

Au départ, Bonitzer ne savait rien du tableau de Schiele ni du milieu de l’art-business car Le Tableau volé était une commande de son producteur, l’avisé Saïd Ben Saïd. Il a donc fait œuvre d’auteur au sens originel où l’entendait « la politique des auteurs » forgée par les Cahiers du cinéma dans les années cinquante à propos des réalisateurs travaillant au sein du système des studios hollywoodiens.

Pascal Bonitzer nous parle d’art, de salles de ventes, d’écriture, d’acteurs, d’Histoire, d’antisémitisme et du moment MeToo du cinéma.

Je crois que vous ne connaissiez rien du monde de l’art avant de faire ce film…

Effectivement, je ne connaissais pas le monde des salles de vente, tout est parti d’une commande de mon producteur, Saïd Ben Saïd. Il a demandé à ma collaboratrice Iliana Lolich de faire une vingtaine d’interviews de personnalités de ce milieu : ça représentait environ 250 pages, une riche matière. Je me suis arrêté sur l’histoire du tableau d’Egon Schiele, racontée par un certain Thomas Seydoux qui travaillait chez Christie’s. J’ai pris cette histoire comme base mais je ne voulais pas faire un film trop proche de la réalité et j’ai donc imaginé tous les protagonistes de cette histoire.

C’est la première fois que vous traitez l’Histoire, et les écarts de classes sociales.

Cette histoire de tableau spolié offrait une confrontation entre deux milieux sociaux aux antipodes ainsi qu’une plongée dans l’Histoire de notre pays avec l’Occupation, la Collaboration et la Shoah. C’est la première fois que je fais un film qui ne se passe pas uniquement dans un milieu bourgeois. Il y a une dimension de lutte des classes en pointillé qui m’intéressait.

Le titre fait penser à L’Hypothèse du tableau volé, un film de Raoul Ruiz avec lequel vous avez souvent travaillé.

C’est exact, encore que ce titre a été trouvé tardivement. Longtemps, c’était Salle des ventes, idée qui n’était pas de moi et que je trouvais désolante. On m’a finalement proposé Le Tableau volé, que j’ai accepté avec un peu de réticence parce que L’Hypothèse du tableau volé est un très beau titre, Le Tableau volé, un peu moins. Mais il évoque aussi La Lettre volée d’Edgar Poe. Ruiz était un ami. Dans le travail, je suis plus cartésien que ne l’était Raoul, disons plus Français.

Pourquoi le commissaire-priseur joué par Alex Lutz est-il au départ si désagréable avec sa stagiaire, Aurore (Louise Chevillotte) ?

C’est une constante de mes films, mes personnages ont souvent un côté un peu pénible. Si on pense à Luchini dans Rien sur Robert, il avait un aspect tête à claques. Cet aspect antipathique les rend intéressants et leur joue des tours. Le personnage joué par Lutz, André Masson, est un peu une forme d’autoportrait – un autoportrait très fantasmé : contrairement à lui, je ne conduis pas d’Aston Martin, malheureusement, ou heureusement, je ne collectionne pas de montres et je n’ai pas un appartement aussi spacieux.

Et prenez-vous plaisir à malmener vos collaboratrices, comme André Masson avec Aurore ?

Non. Il y a entre eux un jeu de pouvoir. J’avais envie d’un rapport chien et chat entre un professionnel aguerri et une jeune stagiaire. La stagiaire sert de passage entre le spectateur et ce milieu fermé des salles de ventes. Mais je ne voulais pas qu’elle ne soit qu’une fonction alors je lui ai imaginé une histoire : elle est mythomane, a un rapport compliqué avec son père.

L’autre couple du film est formé par Alex Lutz et Léa Drucker. C’est un binôme dont le lien est plus intellectuel et professionnel que charnel, comme dans Chapeau melon et bottes de cuir.

J’aime bien cette référence à Chapeau melon, je n’y avais pas pensé. Je ne voulais pas qu’André ait un collègue masculin, j’ai préféré qu’il ait une ex-femme, ça leur donnait un lien dé-érotisé, une complicité professionnelle et culturelle. Ils se connaissent bien, il y a une intimité entre eux mais sans enjeu sexuel.

Quand André et son ex-femme découvrent le tableau de Schiele chez l’ouvrier de Mulhouse, ils éclatent de rire. Quel est le sens de ce rire surprenant et vaguement malaisant ?

Ça pourrait être pris pour du mépris de classe dans un premier temps. En réalité, cela vient de ce que m’a raconté Thomas Seydoux. Lui et son collègue avaient piqué un fou rire nerveux devant l’énormité de leur découverte et parce qu’ils n’y croyaient pas du tout auparavant : ils pensaient qu’ils auraient affaire à une croûte, ou une copie. Léa et Alex étaient mal à l’aise avec ce fou rire, ils ne le sentaient pas. Finalement, ils l’ont fait, je ne sais pas comment.

Le Tableau volé de Pascal Bonitzer, Avec Alex Lutz, Léa Drucker, Louise Chevillotte, Nora Hamzawi, Arcadi Radeff, Pyramide Distribution Sortie le 1er mai