Intrigante, facétieuse et inquiétante : une fascinante expo à double ou à triple fond à voir chez Christian Berst.

Poupées russes. 

Des malles d’une brocante est sortie toute une œuvre. Des silhouettes de catalogues – vivants portemanteaux des atours de la « femme moderne » d’il y a des décennies – s’enchâssant sur des couvertures de livres pour enfant. Reprisant ces collages, des traits de stylo à bille : ratures rayant les titres des livres et filet d’encre reliant bouches et mains des mannequins.

Le mouvement de recouvrement se poursuit. Cet artiste anonyme, baptisé « Ariane », puisqu’il faut bien nommer les gens et les choses, voici que l’expo le met entre d’autres mains, sous d’autres yeux : ceux de Sophie Calle, Nancy Huston, Catherine Millet, etc., qui, procurant textes ou œuvres, rajoutent une dimension à ce singulier feuilletage. 

Pourquoi s’arrêter en chemin ? À mon tour de prendre le relais et, au bout (provisoire sans doute) de cette chaîne partie d’une malle, à la suite de cette concaténation de couvertures, collages féminins, griffures et dévidements de stylo, après ces textes et créations des uns et des autres, je trace un point d’interrogation. Me demande ce que recouvrent ces recouvrements.

Sans doute sont-ils d’abord fictionnels, rêvés. La Claudie (réelle, imaginaire ?) qu’invoque Sophie Fontanel dans son texte, les accessoires de la parure féminine que fait cliqueter Nancy Huston dans le sien ou encore, dans celui de Dominique Païni, un ou une descendante de Fernand de Bois d’Enghien, héros du Fil à la patte de Feydeau : autant d’identités fictivement endossables par « Ariane » ou par les femmes (ainsi les attributs de la toilette féminine chez Nancy Huston masquent celles-ci et les vident de leur être). Et il en va de même avec ces étranges collages : ils introduisent, fussent-elles loufoques, la possibilité d’une infinité de fictions, les jeunes femmes des catalogues devenant les héroïnes de récits pour enfants… Furieusement postmoderne !

Voici donc un système d’emprunts :  les collages d’« Ariane », qui s’approprient des images préexistantes, et, chez nos contemporains invités à participer à l’exposition, la mise à contribution desdits collages comme matière à création ou réflexion. Mais voici aussi une tonalité dolente ou cruelle : dans sa préface au catalogue, Manuel Anceau renifle « l’entêtante odeur de la faim et de la douleur » qu’exhalent ces curieuses productions composites. Appropriation, souffrance – on songe à Valéry : « Nous usons comme de dons gratuits de choses qui ont été payées par des vies humaines, de perles dont le pêcheur a vomi le sang ».

Dès lors, ces recouvrements sont des remboursements : on rend à « Ariane » ce qu’elle a sinon saigné ou vomi, au moins quelque chose. Du prestige, comme dans le texte, malicieusement ironique, de Catherine Millet, qui l’inscrit sans l’inscrire dans une filiation artistique, ou dans les dessins de Jeanne Vicerial qui transfigurent solennellement les œuvres de l’artiste inconnu(e). À moins qu’on ne paye de sa personne, qu’on ne fasse don de soi, comme Sophie Calle, qui se place elle-même sur une couverture de livre. 

Exposition Les Sept Vies d’Ariane, Christian Berst, jusqu’au 11 mai

Catalogue Les Sept Vies d’Ariane, 150 p., 10€