ManiFeste, le festival de création du spectacle vivant de l’Ircam, ouvrira le 30 mai pour célébrer le printemps à Paris. On y retrouve les grands noms de la musique aujourd’hui, en lien avec la danse, la littérature, et particulièrement le cinéma, au centre de cette nouvelle édition. Rencontre avec Frank Madlener, directeur de l’Ircam et maître d’œuvre de ce festival qui a l’art chaque année de nous surprendre. 

Action ! Tel est le maître-mot que vous avez choisi pour donner le ton du festival, pourquoi ? 

Il faut l’entendre comme au cinéma : on va exposer des musiques qui sont celles de l’action, notamment dans leur relation à l’image. C’est évidemment le cas à l’ouverture, dans Chaplin Factory, de Martin Matalon : le compositeur va retrouver l’image de Charlie Chaplin dans sa musique. Et puis une autre forme d’action se retrouve le lendemain, le 31 mai, au Châtelet, où sera présenté un chef-d’œuvre absolu de la musique contemporaine : Trio de Simon Steen Andersen, créé pour la première fois en France. Le trio est constitué d’un orchestre, d’un jazz-band et d’un ensemble vocal, les Métaboles. Face à cet orchestre, il y a d’une part le public, d’autre part l’écran. Et sur cet écran, on découvre une sorte de « playlist » qui réunit toutes sortes d’extraits, par exemple Carlos Kleiber qui répète, ou un extrait de Ravel, et à chaque image, l’orchestre live répond : c’est un effet de ping-pong, d’une rapidité soufflante. Simon Steen Andersen, c’est vraiment l’homme pressé, il montre comment un mécanisme va dérailler, et il le relance. Trio provoque une merveilleuse allégresse chez le spectateur. Pour le monter, il faut réunir des forces colossales, on a trois chefs qui se coordonnent autour de l’orchestre de Paris. En première partie, on va proposer La Valse de Ravel avec un film de Thierry de Mey. On retrouve là l’idée du rapport de la musique en mouvement et de l’image mouvementée. À l’autre bout du festival, dans la programmation de l’Académie, on retrouvera un ciné-concert autour de courts-métrages. Comme disait Rohmer, la musique et l’image sont vraies sœurs et fausses amies. 

L’autre grande tendance du festival, c’est l’électronique que l’on retrouve depuis plusieurs années, non ? 

Oui. L’électronique en soi, même en dehors de la musique instrumentale. Pour la Nuit Blanche, on prévoit une chorégraphie à l’Ircam autour d’Alexandre Roccoli, sur le thème du rapport amoureux entre l’humain et la machine, avec plusieurs voix, dont celle de Charlotte Gainsbourg. Il y aura là un rapport d’extase entre la danse et l’approche immersive de la musique électro. Sera présente aussi l’électronique ultra-expressive, mélancolique et déchirée de Fausto Romitelli qui a marqué une génération. On retrouve son empreinte dans le travail de Matteo Franceschini qui présente Visions, inspiré de la fantasmagorie de William Blake. 

On retrouve aussi la suite des Musiques Fictions, avec notamment un beau texte, Croire aux fauves de Nastassja Martin mis en musique par Frédéric Pattar…

Oui, et d’autres textes qui seront mis en musique,  grâce à ce dôme des musiques-fictions qui rend l’écoute si extraordinaire :  là, c’est du cinéma sans images, l’image naît par l’écoute. 

Présence rare, la compositrice israélienne Chaya Czernowin créé Poetica au cours du festival…

Oui, c’est une compositrice importante pour nous, elle est vraiment capable de cristalliser un moment dans un son. Elle me fait penser en musique à ce que fait Romeo Castellucci en arts plastiques et scénographie. Avec elle nous sommes vraiment dans l’image arrêtée. Dans Poetica, elle conçoit un « palais de la mémoire » dans lequel trois cycles s’imbriquent : c’est une œuvre pensée autour de la percussion, de l’électronique, et d’un ensemble de corps fantômes…. Ce qui est frappant chez elle c’est la densité qu’elle peut mettre dans les images sonores. Là, elle joue beaucoup sur le souffle. C’est une sorte d’opéra sans chanteurs. 

Pour le souffle, on pense aussi à la danse et à Thierry de Mey que vous invitez…

Oui, compositeur et grand filmeur de la danse, il a filmé William Forsythe, Anne-Teresa de Keersmaeker, nous proposons aujourd’hui Timelessness, avec les percussions de Strasbourg, qui est une somme de tout ce qu’il a fait. Pour lui, le mouvement est préalable à la musique, et dans une année paraît-il olympique, il est intéressant de voir ce que le mouvement imprime concrètement à la musique. 

Comme chaque année, vous rendez hommage à une grande figure du patrimoine de la musique contemporaine, vous célébrez le centenaire de Luigi Nono…

Il y a eu peu de commémorations de sa naissance, pourtant c’est l’artiste engagé, tragique, par excellence, ayant épousé l’antifascisme et le communisme. Nous présenterons avec l’orchestre philharmonique de Radio France, Un fleuve de feu et de lumière, œuvre rarement jouée parce qu’elle demande un effectif impressionnant : une soliste qui monte très haut dans les aigus, un pianiste, et un énorme orchestre. C’est une sorte d’épitaphe, puisque la musique commence par un cri, « Luciano ! », du nom d’un militant chilien mort pour la cause. L’œuvre donne le sentiment d’un soulèvement, porté par les cuivres et les percussions. Elle a été créée par Maurizio Pollini qui vient de nous quitter…Il y avait chez Nono l’idée d’un art militant qui pouvait agir sur le monde, et je trouve que cela rejoint notre idée d’Action ! Ce qui est frappant chez Luigi Nono, c’est qu’il invoque un futur, en tant que communiste italien, avec ses compagnons de route qu’étaient Claudio Abbado, Maurizio Pollini. Peut-être que cette injonction, il faudrait la retrouver, non pas de la même manière qu’au XXe siècle, mais en réfléchissant à habiter le présent et l’avenir. Si l’on ne fait pas ça, on risque deux écueils : le localisme et l’industrie culturelle. Le festival se veut donc le lieu de cette question : comment habiter les œuvres d’art comme l’on doit réinventer notre manière d’habiter cette planète ? 

À ce propos, je crois aussi que se tiendront au cours du festival des « rencontres du méridien » pour prolonger la circulation des œuvres…

Oui, nous avons créé ce dispositif avec la DGSA afin que les scènes nationales puissent accueillir des œuvres musicales « habitables ». Cela devient indispensable parce qu’un jeune qui grandit en dehors de Paris, ne croisera jamais une œuvre de Ligeti, ou de Matteo Franceschini. On a donc intérêt à se lancer dans une action pour que la reprise soit l’état normal. On vit tous une crise de moyens actuellement, donc c’est le moment ou jamais de se retrouver au niveau européen, comme au niveau national. Il fut un temps, dans l’histoire de l’opéra, où une œuvre était créée en italien en Italie, puis en France en français, et cette adaptation était une recréation. C’est la clé à mon avis pour habiter les œuvres. Il faut que l’Europe puisse s’en emparer, et donner un motif de confiance afin que les œuvres circulent aujourd’hui, comme elles circulaient autrefois. Culturellement, il y a un enjeu énorme. Pour moi, la meilleure définition d’une œuvre, c’est ce qui me permet de sortir de moi-même. Puisqu’une œuvre est un monde autre que le mien. Pour que ce monde autre existe, il a besoin de penser son public, et sa perception. Notre académie se fait d’ailleurs dans le circuit européen, c’est la condition pour qu’elle existe.  

ManiFeste, Festival de l’Ircam, à l’Ircam et au Centre Pompidou, du 30 mai au 22 juin,