On achève bien les chevaux lance le défi de quarante danseurs, acteurs et musiciens dans un challenge bouillonnant. L’adaptation d’un film culte sur la scène de l’Opéra du Rhin.
La bonne nouvelle tient en un chiffre : 1h25. Car même si On achève bien les chevaux, on évite ici le mode sans fin, au profit d’un troublant résumé des marathons de danse, très populaires aux États-Unis et finalement aussi en France, entre 1923 et 1937. Ces éliminatoires sans merci pouvaient durer des semaines, voire plusieurs mois. Et à la fin, le dernier couple encore debout empocha le pactole, ne laissant aux autres que des miettes. Les derbys, ainsi appelés d’après les courses hippiques, prospérèrent sur fond de misère économique, déclenchée par le krach boursier de 1929. Chômage et misère galopants suite à la Grande Dépression firent que le simple amusement, presque innocent à ses débuts, se mua en une manifestation de désespoir. Les arbitres appliquèrent des règles de plus en plus strictes à des participants toujours plus impitoyables vis-à-vis d’eux-mêmes et leurs concurrents. Le grand témoignage qui nous en reste est le roman de Horace McCoy, publié en 1935 : They Shoot Horses, Don’t They ? Le titre annonce la (terrifiante) fin de l’histoire, où Gloria demande à son partenaire de la tuer d’un coup de revolver et celui-ci explique son geste à la police évoquant le geste final envers un cheval blessé.
En 1969 Sydney Pollack adapte le roman en deux heures de cinéma. Pour Jane Fonda, entre autres. Aujourd’hui, Bruno Bouché lui emboite le pas, pour la scène. Le directeur du Ballet de l’Opéra national du Rhin est friand de nouveaux territoires dramaturgiques pour sa danse-théâtre. Avec son adaptation des Ailes du Désir d’après Wim Wenders, il vient de prouver que le cinéma peut fournir à la danse de nouveaux champs narratifs, au-delà des classiques du ballet romantique et ses fréquentes relectures contemporaines. Par ailleurs, le roman de McCoy n’a même pas besoin qu’on le prenne par la main pour le guider vers notre époque. C’est elle qui se jette dans ses bras, avec ses shows de télé-réalité et récemment la série coréenne Squid Game, reflet d’une société de plus en plus impitoyable. Dans le dancehall reconstitué sur scène, ni les arbitres ni la danse ne tuent directement, mais les danseurs excités et exténués passent par une série d’échauffourées. Et l’adaptation enjambe toutes les époques, par ses ambiances sépia piquées de petites touches de couleur et une playlist qui va de Ray Charles à Daft Punk et de Giselle à Stevie Wonder.
La danse-théâtre n’est ici pas une forme de danse contemporaine où le geste du danseur serait lié à la vie quotidienne, mais une rencontre entre l’ensemble de l’Opéra national du Rhin et une compagnie de théâtre, celle des Petits-Champs, dirigée par Clément Hervieu-Léger. Où l’on trouve entre autres Daniel San Pedro qui co-signe ce spectacle et Muriel Zusperreguy, aujourd’hui comédienne mais tout aussi ancienne première danseuse à l’Opéra de Paris. Donc, pas de Tanztheater (théâtre dansé) à la Pina Bausch, mais une rencontre entre les disciplines, les yeux dans les yeux. Où les danseurs sont en fait des comédiens et les comédiens jouent des danseurs amateurs ou les arbitres (qui savent danser aussi). Et tous s’offrent autant de danse en 85 minutes que les compétiteurs de l’époque en 85 jours. Même le public joue son rôle avec jubilation, participant en tant que spectateurs du derby en applaudissent les concurrents. Mais sans se transformer en voyeurs comme le public de l’époque, à l’affût de drames humains. Le spectateur de 2024 tisse son rapport à l’œuvre, et l’œuvre lui tend le miroir, le confrontant à sa position de voyeur face aux Loft Story, Koh Lanta etc. En adaptant le roman-reportage de McCoy, Bouché, Hervieu-Léger et San Pedro ont réussi à identifier une parfaite métaphore de la société du spectacle, un condensé de rêves et de cruauté entre frissons et distanciation, interprété par une quarantaine d’artistes sublimant l’émotion par l’intelligence. Il ne manque que les odeurs de sueur, pop-corn ou ketchup dans la salle…
On achève bien les chevaux de Bruno Bouché, Clément Hervieu-Léger et Daniel San Pedro Opéra national du Rhin , du 2 au 7 avril