La chroniqueuse à Transfuge Séverine Danflous et Pierre-Julien Marest exhument la figure oubliée de Busby Berkeley dans un ouvrage kaléidoscopique et revigorant. Un essai de cinéma à la hauteur de son sujet.

Le critique devant recenser Busby Berkeley l’homme qui fixait des vertiges aurait à surmonter autant d’obstacles qu’Ulysse et Superman réunis. Comment ramasser en quelques signes l’ouvrage (de cinéma) le plus miroitant, labyrinthique et exaltant lu depuis Lipstick Traces de Greil Marcus ? Ici, le cinéma agrège, selon des chemins mystérieux, l’histoire des arts, des formes, du spectacle ; celle avec un grand H du XXe siècle et de ses origines, ainsi que la légende noire de l’Industrie du rêve. Alors allons-y, c’est autant à Marcus qu’à Umberto Eco, inventeur du concept d’hyperréalité (« le faux authentique ») que l’on songe ici ! Mais avant de s’égarer en sémiotiques, le recenseur doit rappeler le sujet mythique de l’ouvrage : Busby Berkeley, roi des chorégraphes (surtout) des années trente, façonneur de « farandoles de filles (qui) fait la ronde levant la tête vers une caméra qui taquine les cieux. ». Les cinéphiles énamourés et savants y trouveront leur compte. Les profanes, qui n’ont encore jamais eu le bonheur de voir les portraits démultipliés de Ruby Keeler dans Dames, et qui pensent ne rien connaître à l’art kaléidoscopique de Buzz, s’apercevront vite qu’ils ont toujours vécu, sans le savoir, dans un monde transformé, percé et ébloui – révélé – des visions de Berkeley.

Pour s’en convaincre, il suffit de revoir d’un clic sur You Tube le rêve scabreux du Dude tournoyant sous des jupes dans The Big Lebowski des Coen, grands amateurs de Berkeley devant l’Eternel. Pas un numéro chanté-dansé d’un Disney sans ces plans zénithaux « à la Berkeley » – ces rêves de drones avant les drones – ces plongées absolues sur des danseuses et autant de corps agrégés pour en former d’autres et qui tournoient ensemble, tels des engrenages cinétiques, à la façon d’un tableau futuriste animé. Mais le plus significatif de ces héritages, les auteurs en font l’un de leurs premiers souvenirs « berkeleyiens » au détour d’une séance de repassage inoubliable parce qu’existentielle, quand l’un d’eux découvre la fameuse pub Evian avec les bébés danseurs. Occasion d’un savoureux interlude littéraire sur la pub (« Les oligo-éléments, c’était le mac-guffin des réclames aquatiques ».) qu’il faut prendre comme un moyen par l’écriture de toucher à l’essence de Berkeley (« au sein d’un même numéro, Berkeley s’amuse à varier les rythmes de ses danses, introduit des syncopes formelles, un peu à la manière d’un jazzman »).

Savants et aventuriers trouveront ici leur Graal tels les disciples de Bernard Eisenschitz qui chercheraient à comprendre la genèse archéologique de certains musicals, de Barnum au Broadway des Années folles (un critique du New-York-Times semblait en un seul spectacle avoir eu la prescience précise du geste artistique de Buzz) et jusque dans les années trente (et plus encore) où, d’abord à la Warner, Buzz réalisa dans 42e Rue et Gold Diggers of 1933, ses numéros de « farce et d’érotisme ». Dans la deuxième partie, les esthètes voyageront au cœur des formes quand Berkeley croisait ou agrégeait tous les modernismes, dont Duchamp. « Mais mieux que tout, Buzz traduit la musique en images, comme pour accomplir un vieux fantasme artistique, celui d’un authentique théâtre musical, où chants, dialogues, danses et musiques approcheront d’une parfaite harmonie, accédant à une forme d’art total, voisine du gesantkunstwerk prophétisé par Richard Wagner (…). »

Ces mêmes esthètes seront comblés de descriptifs et analyses des formes, de « ce cinéma qui a de quoi faire planer », de sa prédiction pour les rondeurs, à l’aide de ses fameux plans zénithaux (dont les auteurs tracent la généalogie), réalisés avec une seule caméra – ce qui allait exciter à la fin des années soixante, le temps d’un revival d’intérêt cinéphile, les psychanalystes amateurs de phallus.

Dès son arrivée à Hollywood en 1930 pour réaliser Whoopee ( « terrain de ruptures, quasi sismiques, entre l’univers classique d’un film de revue et le monde de Buzz, régi par des lois extra-hollywoodiennes ») pour Goldwyn avec Eddie Cantor, Buzz dessine ses numéros au dos des menus, perce les plafonds, impose d’emblée sa méthode (I cut in the camera), « le numéro au service de la caméra et non l’inverse », peu de rushs, ses équipes à lui, ses fameux « effets domino » et l’invention de son monorail le flying trapeze. C’est peu dire que Buzz en impose et s’impose. En pleine dépression, cet enfant de la balle, cet « anarchiste de gauche », veut donner du spectacle, étourdir d’extravagances sans limites (ce qui conduit certains à le rapprocher un peu trop vite du camp).

Si les formes rondes et tournoyantes élaborées par Buzz dans son bain, un verre de Martini dans la main étaient kaléidoscopiques, le livre l’est, digressant du génial réalisateur hongrois Paul Fejos au Magicien d’Oz que peut-être Philip K. Dick (influence manifeste du livre avec ses différentes strates de réalité et qui a droit à plusieurs notes labyrinthiques comme du Borges) aurait vu à 11 ans, lui dont la mère s’appelait Dorothy et qui vivait à Berkeley, du nom du philosophe de l’immatérialisme. Lui, Berkeley, si superstitieux qu’il portait toujours les mêmes tennis blanches et qui réussit l’improbable entreprise de « mettre un cercle au carré ». Mais surtout, cet ancien chef de parades militaires en 17 à Saumur fit danser et sourire des armées de chorus girls qui n’étaient pas que des corps interchangeables « utilisés comme des notes de musique » : « Elles sont là, près d’un siècle plus tard, à nous fixer de leur jeunesse à travers les âges ». Les auteurs leur dressent en 70 portraits des épitaphes en catalogue. On regarde ces visages radieux, on découvre les grandes lignes de leur existence et on rêvasse à leur dérisoire et sublime passage sur terre fixé par la pellicule de Buzz et, en miroir, à l’éphémère de nos vies et aux traces qu’on aurait voulu laisser.

Il y a du plaisir (parfois de l’étourdissement) herméneutique comme dans un traité d’alchimie, un grand ouvrage maniériste, un tableau Préraphaélite discursif ; ce livre semble avoir été écrit comme Argento a réalisé Inferno. Bienvenue à Buzzland, « univers mental à la fois libre et maîtrisé » (parfaite définition du livre), grimoire comme exhumé d’une faille spatio-temporelle qui nous mènerait en zigzags – pour mieux nous inviter à y revenir – au cœur du « rêve dans le rêve » dont Buzz a élaboré le Sésame dansant.

Busby Berkeley l’homme qui fixait des vertiges de Séverine Danflous et Pierre-Julien Marest, Préface d’Alain Masson, Marest éditeur 484 p., 24€