Magnifique film crépusculaire autour d’un jeune poète anglais, en proie à l’amour et à la guerre.

La poésie sied à Terence Davies. Après le somptueux Emily Dickinsona Quiet Passion (2016) au sujet de la vie de recluse menée par la poétesse américaine, le cinéaste anglais – qui vient de décéder en octobre 2023 – livre avec Les Carnets de Siegfried son film-testament. Un titre aux accents wagnériens pour un hommage au poète britannique Siegfried Sassoon (Jack Lowden). Enrôlé dans l’armée lors de la Première Guerre mondiale, il se fait objecteur de conscience, révolté par ce qu’il a vu. Ce portrait en clair-obscur permet à Davies de peindre une époque sans masquer les horreurs de la guerre. À l’aide de différents régimes d’images et d’une voix-off récitant les poèmes de Sassoon, il sédimente par strates documentaires le passé et le présent. Il s’agit avant tout pour lui de faire revivre et bouger des fantômes, donnant corps à l’Histoire, la mémoire et l’oubli — pour reprendre le très beau titre de Paul Ricoeur. Dans la lignée de The Deep Blue Sea (2011) où l’amour usé virait à la tragédie, Les Carnets de Siegfried se font l’écho des drames amoureux du jeune poète qui enchaîne les liaisons plus ou moins orageuses dans une Angleterre corsetée. Pourtant, ici, on demeure sur le seuil, au bord du gouffre ; que le bien-aimé meure à la guerre ou l’abandonne pour un autre, les relations amoureuses déchirent les êtres sans les laisser à terre. L’épreuve du temps et son travail fondent la matière de nombre de films de Terence Davies. Ici, avec des mouvements d’appareil amples et déliés, il tourne autour de ses personnages pour les faire passer en un fondu des champs de bataille à l’intérieur d’une église, de la jeunesse à la vieillesse. Son chef opérateur nimbe l’écran d’une lumière dorée puis brusquement le charme est rompu à coups d’archives au noir et blanc tremblé, brut et sale, qui n’hésitent pas à montrer les cadavres, les armes et leurs ravages sur les visages des soldats. Les gueules cassées viennent briser le confort d’une société à la surface policée, organisant force lectures de salons, récitals et autres divertissements pour les classes aussi aisées que protégées alors que les autres, « chers à leurs amis, chairs pour les canons/ (…) courent à leur perte ». L’homosexualité de Sassoon est également source de chahuts dans ce concert de mondanités où sa notoriété l’a conduit – Oscar Wilde et ses déboires carcéraux s’invitent dans une ligne de dialogue, mais nul besoin d’en dire davantage. Pudique, Davies manie avec habileté l’art de l’ellipse. Un plan fixe avec fondu enchaîné sur les wagons d’un train et un « Je ne lui ai jamais dit au revoir » suffit à annoncer la mort du petit frère sur le champ de bataille. Le film avance à pas feutrés paraissant masquer une violence qui gronde et déborde dans le montage. Une splendeur !

Les Carnets de Siegfried de Terence Davies, avec Jack Lowden, Calam Lynch et Kate Philips. Condor Films, sortie le 6 mars