Où l’on découvre un très grand dessinateur iranien. Qui fait de son art un merveilleux outil d’investigation de l’esprit…

Il y a quelque chose de salutaire, de tonifiant même, à constater que, dans le monde uniforme des idées, un des plus hauts exemples de philosophie qu’il nous ait été donné de voir de récente date conjugue la jeunesse (il est né en 1993) et les origines extra-occidentales (il est iranien) à des caractéristiques psychiques que le sens commun répute « anormales » (le syndrome d’Asperger). A quoi, particularité tout aussi peu usuelle sur le curriculum d’un philosophe, il faut, tel un couronnement, ajouter, chez Farnood Esbati s’il est certes féru de livres, la pratique d’une activité – le dessin, au feutre en l’espèce – qui se rapporte, semble-t-il, plus à la conduite de la main et aux facultés oculaires qu’à la conduite de ces facultés qui produisent, déterminent et auscultent la pensée. 

 – M. Aubel, franchement, votre goût du paradoxe vous entraîne trop loin ! Farnood Esbati, j’en conviens est un merveilleux dessinateur. Ces filets plus ou moins densément maillés qui semblent se métamorphoser en briques, cet étagement de veines linéaires plus ou moins resserrées épousant méticuleusement le clapot, les labours ou les angles d’on ne sait quelle topographie. Chaque dessin mérite une longue station, tant l’œil y trouve de fils d’Ariane à tirer. Et comme on sent que ses figures humaines, faussement approximatives, répondent avec la plus ponctuelle conformité aux modulations et aux indications d’un appareil intime, affectif et perceptif, d’une rare sensibilité de réglage !  Un très grand dessinateur, la cause est entendue, mais un philosophe… 

 – Ô lecteur de peu de foi ! Vous faut-il un argument d’autorité ? Eh bien soit : « les purs dessinateurs sont des philosophes ». Allez maintenant réfuter Baudelaire, vous qui venez de me prouver que Farnood Esbati est de la race des purs dessinateurs… 

  – Un point pour vous, M. Aubel. Mais vous m’accorderez que j’ai droit à un plus substantiel argument… 

 – Au lieu de disputer, regardez donc, cher ami. Considérez par exemple ce dessin ; n’interrogez que les seules impressions de votre œil : que voyez-vous ? 

  – Je confesse ma perplexité. C’est indubitablement une scène de repas ; mais ces lignes, aux degrés de lâcheté, de tension et de concentration variables, on les dirait mues par d’autres lois que celles qui régissent l’aspect des choses extérieures. Oui, elles semblent répondre à leur propre logique de génération et de croissance. 

  – Allez, encore un petit effort, et vous y êtes… Que vous dit maintenant votre œil ? 

  – Vous êtes infernal ! Eh bien, il me suggère que quelque chose ici est à l’œuvre qui ne dépend ni du sujet et de ses accidents (forme, disposition, nature), ni de la seule volonté de l’artiste. Oui, c’est troublant, mais ces dessins donnent accès, si je puis dire, à l’atelier de l’esprit, on voit sur le vif comment se forment les représentations mentales. Un mélange de reproduction du réel, de fantaisie et de je ne sais quoi de mystérieux en nous. 

  – Voilà qui fait beaucoup pour un dessinateur qui, paraît-il, n’est pas philosophe ! 

Farnood Esbati, Lignes de vie, galerie Christian Berst, jusqu’au 30 mars.