Une incursion d’une rare rigueur dans le monde des arts, des hallucinogènes et de l’Amazonie. La fascinante expo du quai Branly nous fait longuement planer…

Trop souvent farouchement opposés, lancés l’un contre l’autre comme des belligérants intraitables, les deux pôles de l’esprit humain trouvent de rares occasions de déposer les armes. C’est pourtant le cas de cette extraordinaire exposition qui examine, montre, ou mieux, tant la débauche de sensations visuelles sollicite et ensorcelle l’œil, fait fleurir toute une production artistique inspirée de l’ayahuasca. 

Une exposition aussi soigneusement conçue qu’attentivement mise en œuvre, minutieuse et spectaculaire tout ensemble et où, donc, le versant de l’imaginaire et celui de la raison se confondent en une heureuse conjonction. Des quatre heures qu’a duré ma visite – et qui se fussent aisément montées à cinq, tant des textiles de Zoila Mori Silvano et de sa fille Marly Reategui Mori à l’ininterrompue germination d’images qui enluminent les tableaux-trips de Pablo Amaringo, tout ici requiert longuement l’œil –, de ces quatre heures, donc, chaque minute a répondu aux exigences contradictoires de mes deux hémisphères. 

La liane et la machine à rêves

Et d’abord de cet hémisphère, qui, avide d’exactitude, de fondements solides et de distinctions nettes, a noté que l’ayahuasca désignait tant une liane que le breuvage dont celle-ci est le principal ingrédient, a suivi pas à pas les étapes de la science occidentale pour en forcer les secrets, a aussi noté, en lisant le passionnant essai de Bernd Brabec dans le catalogue, que son usage actuel chez les Shipibo-Konibo de l’Amazonie péruvienne ressortissait moins à on ne sait quelle immémoriale et antédiluvienne tradition qu’il ne s’était adapté aux désirs et aux fantasmes des voyageurs occidentaux… Mais, parallèlement, ces appétits du visiteur de l’exposition, moins avouables, quoique tout aussi tyranniques, qui exigent que l’on sustente rêves et fantasmes, ont été satisfaits. Comment eussent-ils été frustrés dans la merveilleuse salle-alcôve où la Dreamachine de Burroughs et Gysin, cet étonnant cylindre psychédélique, nous jette ses sorts lumineux, comme n’eussent-ils pas été rassasiés devant l’éruption de couleurs et de formes de tel tableau de Roldán Pinedo ? 

Car il s’agit bien tout au long de cette exposition de faire communiquer entre elles des catégories que je tenais, paresseusement sans doute, pour étanches. Au fil des trois sections qui se succèdent selon un élargissement progressif (les Shipibo-Konibo, l’Amazonie péruvienne, puis l’échelle mondiale), c’est ainsi toute une éclosion artistique – qui va des motifs traditionnels des Shipibo-Konibo, les kené, aux expériences de réalité virtuelle de Jan Kounen, en passant par les embrasements colorés si suggestifs de Lastenia Canayo, qu’on dira « naïfs », faute de meilleur terme – dont le bourgeonnement et l’épanouissement sont liés à l’ayahuasca et aux visions que cette préparation hallucinogène procure. Le physiologique et l’esthétique, la tradition et l’individualité propre à la création artistique, le cadre de l’usage thérapeutique (l’ayahuasca est utilisée à des fins de guérison) et le marché de l’art : tout ici se chevauche, s’interpénètre, malmenant au passage quelques-unes de ces classifications trop rigides. Et quelques-unes des idées préconçues que le tuf catholique et occidental m’avaient fait pousser dans le crâne. 

L’exposition fait ainsi apparaître les traits constitutifs des relations avec le monde des esprits. Aussitôt, réflexe pavlovien, de grands mots me viennent à la bouche : « sacré », « transcendance », mais David Dupuis, commissaire de l’exposition, qui porte partout la trace de son œil précis et de son esprit pédagogique, refroidit mes ardeurs : « En Amazonie, m’explique-t-il, le monde des esprits n’est pas surnaturel, c’est une continuité du monde naturel, avec lequel il est possible d’entrer en contact et d’établir des relations dans certaines conditions, par exemple via l’ayahuasca. » Ainsi communique-t-on avec les esprits. Et je ne puis m’empêcher de me dire qu’ils pourraient bien figurer des connexions cérébrales, des communications entre nos pensées, ces kené avec leurs labyrinthiques circuits, leur géométrie dédaléenne (saluons en passant la prudence toute scientifique de l’exposition : les auteurs de ces motifs traditionnels les rapportent souvent à l’ayahuasca, mais le catalogue, riche et stimulant, suggère que les choses sont plus complexes).

Peintres visionnaires et touristes chamaniques

Dans les années 80, l’Amazonie est devenue le berceau d’un « art visionnaire » et Pablo Amaringo, mort en 2009, qui en fut la figure tutélaire pourrait à lui seul occuper les limites de cet article, avec sa vie haute en couleurs, si l’on en juge du moins par le récit de l’anthropologue Luis Eduardo Lina, qui l’a incité à peindre ses visions : autodidacte, familier des Écritures, faux-monnayeur… Force est ici de confesser que, pour détaillée et bien conduite que soit l’histoire de ces peintres amazoniens (Pablo Amaringo, son école d’Usko-Ayar, les peintres qui s’installent à Lima), l’attention du visiteur va d’abord à leurs œuvres. Cosmología amazónica, de Pablo Amaringo, et le foisonnement qui peuple le tableau, face auquel on pense spontanément à Chagall ou au Douanier ; El Floripondio y sus protectores, de Roldán Pinedo, qui semble récapituler à lui seul toute la poussée vitale de la Nature… Vitalité, oui, c’est bien ce qui semble couler d’un tableau à l’autre, quelque chose comme un flux dont chaque composition dessinerait les canaux complexes. 

Est-ce ce même flux qui a emporté Burroughs dans l’étrange épopée des Lettres du Yage, dont il a accouché avec Ginsberg ? Car l’exposition dessine la carte d’autres canaux, spirituels, culturels et intellectuels, ceux qui ont emmené vers l’Amazonie les protagonistes d’un « tourisme chamanique », auquel Burroughs n’est pas étranger. Il y aurait beaucoup à dire sur Burroughs, renvoyons ici au catalogue et à l’essai éclairant d’Elise Graindorge, et passons à un autre exemple de cette communication entre l’Occident et l’Amazonie, avec ces artistes contemporains occidentaux qui diffusent eux aussi les visions de l’ayahuasca. Tel Robert Venosa et l’impressionnant Ayahuasca Dream Lequel me fait penser à un hybride de Yahne Le Toumelin, de Wolfgang Paalen et de Gustave Moreau. Comme si tout l’art occidental, par on ne sait quel mode de communication magique, n’avait fait que rêver d’ayahuasca au cours de son histoire…

Visions chamaniques. Arts de l’ayahuasca en Amazonie péruvienne, musée du quai Branly-Jacques Chirac, jusqu’au 26 mai

Catalogue : Visions chamaniques. Arts de l’ayahuasca en Amazonie péruvienne, sous la direction de David Dupuis, coédition musée du quai Branly-Jacques Chirac / RMN-GP, 224 p., 39,90€