Une sculptrice, un peintre, deux mondes semble-t-il très différents chez Almine Rech… et un merveilleux hymne à l’imagination. Un ravissement.  

J’ai beau me frotter vigoureusement les yeux, l’illusion enchanteresse persiste : les murs ne sont plus ceux, si familiers, de la galerie Almine Rech, les lieux ont subi je ne sais quelle métamorphose. Me voici à des années-lumière de Paris, à des années tout court de 2024. À mon insu, je suis passé par cette porte dérobée que les œuvres d’art entrebâillent en nous. Et j’ai mis le pied dans l’enceinte d’un musée imaginaire, comme si, par effraction, j’étais entré dans le songe d’un collectionneur, à un de ces moments où l’esprit, affranchi de toutes les servitudes par le sommeil, est en proie aux plus extravagantes et somptueuses chimères.  

Mon œil papillonne ainsi des paysages radieux, irradiés même dirait-on, des tableaux de John McAllister au petit peuple tendre et étrange, enfantin et antédiluvien tout ensemble des sculptures de Seyni Awa Camara. Comme si les galeries des styles, des ères et des aires s’enchevêtraient et se court-circuitaient dans ce musée onirique, les provinces les plus diverses de l’art se trouvent ainsi suggérées, rassemblées, au mépris du lit de Procuste des classifications.  

La courbe cintrée de telle toile de John McAllister, telle une réminiscence de l’architecture des scènes de la peinture sacrée italienne ; la surexposition chromatique délibérée de ses oranges, de ses mauves, leur sérénité artificielle consécutive à on ne sait quelle catastrophe nucléaire, hyper-contemporaine celle-ci ; l’inépuisable fécondité des statuettes de Seyni Awa Camara, avec leurs grappes de visages, leur modelé dont la gestation semble se perpétuer, inachevée, ou plutôt prolongée, reconduite indéfiniment, animée de ce souffle créateur que les divinités ont en partage avec les artistes dans les transports de l’enthousiasme : mon collectionneur-rêveur possède une conception de l’histoire de l’art, de ses filiations et de ses familles bien à lui… 

Sans doute parce qu’il obéit aux intuitions supérieures de l’imagination – ce qui ne serait que justice, tant le peintre américain et la sculptrice sénégalaise reconnaissent la souveraineté de la « reine des facultés » de Baudelaire. Qu’au sens le plus classique il s’agisse d’imaginer, ou, comme disait Descartes, de « contempler la figure ou l’image d’une chose corporelle », le détail des feuillages de John McAllister l’atteste assez, tout autant que les corps substantiels de Seyni Awa Camara, exaltés dans ce qu’ils ont de solide, de massif et, voudrait-on dire, de bouillonnant, eux qui ne semblent jamais las de se multiplier. Mais il y a aussi les effets de halo qui enveloppent ici la silhouette des arbres du peintre, ses couleurs comme l’atmosphère rêveuse qui baigne la pensée du dormeur. Mais il y a encore la puissante invitation que constituent, pour l’imagination plastique, créatrice, du visiteur lui-même, les statues de Seyni Awa Camara, qu’on dirait saisies à ce moment miraculeux où l’indistinction originelle reçoit ses premiers aspects. Ce n’est pas dans un musée imaginaire que je suis entré ; c’est dans un musée de l’Imagination. 

Seyni Awa Camara – John McAllister, Sculpting Earth, Painting Sensations, Galerie Almine Rech, jusqu’au 24 février