Sabine Prokhoris revient plus déterminée que jamais, avec Qui a peur de Roman Polanski. Un plaidoyer solide, étayé, pour défendre l’œuvre et l’homme Polanski, face à ce qu’elle considère comme de profondes injustices.

De l’ouvrage de Sabine Prokhoris apparaît une grande détermination. Elle ne livre pas seulement une étude de cinéphile. Elle souhaite convaincre le lecteur de sa démonstration documentée. Par cette analyse sans concession, elle veut montrer toute l’étendue du talent du cinéaste polonais, adoré par la critique et le public, puis décrié. Il n’est pas le diable qu’on dépeint, nous dit-elle. L’autrice oppose frontalement les analyses de son essai à sa légende noire, qui a fait de Polanski un paria depuis une dizaine d’années au moins, conspué pour ses accusations de viols. 

Sabine Prokhoris fait d’abord œuvre pédagogique en explorant la part de sensibilité et le rapport de Polanski à l’imaginaire et à ses personnages. « L’art et la poésie, la fantaisie et l’imaginaire m’ont toujours paru plus réels que les étroites limites du monde dans lequel j’ai grandi dans la Pologne communiste », dit-il dans sa biographie. Il fera de ses films des « farces féroces de la fortune », d’un humour toujours sur le fil, suivant au plus près ses personnages, esseulés, souvent enferrés dans les pièges qu’ils se créent (Le Locataire…). Véritable « sismographe de l’âme », Polanski porte cette attention extrême pour faire surgir, par la fiction, une authenticité, une vérité, qui nous aide à comprendre la réalité. Polanski, « grand analyste d’illusions ». 

Le parcours fort applaudi du petit Juif rescapé du ghetto de Cracovie vient se fracasser une première fois en 1969 après le massacre à Beverly Hills de son épouse Sharon Tate, enceinte de huit mois, et de ses trois amis, par la « Famille» et son gourou mystique, Charles Manson. Il visait en réalité le producteur Terry Melcher, locataire précédent de la villa, qui avait refusé de lui signer un contrat pour un disque.

Concernant Polanski, absent le jour du meurtre, la rumeur enfle. Un rapprochement sordide est fait avec Rosemary’s baby (film « conçu par le diable lui-même » d’après le New-York Times) sorti un an plus tôt, et avec le culte satanique du Bal des vampires (1967). Ces deux films sont perçus comme des critiques acerbes du conte de fées promis par l’Amérique. Et la presse à scandales se demande si, indirectement ou pas, Polanski n’est pas un peu coupable. L’écrivaine Joan Didion est glaçante à son endroit dans ses chroniques californiennes de ces années « d’insouciances vénéneuses ». 

En 1977, à la suite d’une séance photos dans la maison de Jack Nicholson, à Los Angeles, la mère de Samantha Geimer porte plainte pour viol sur sa fille de 13 ans, qui demande à le requalifier en « relation sexuelle illicite ». Le juge condamne Polanski à une sanction légère avant de faire volte-face, le menaçant d’une peine de prison bien plus lourde, sous la pression médiatique. Samantha Geimer a toujours répété depuis que cela « n’avait pas été bien grave », posant avec Roman Polanski pour une photo souriante en mars 2023. 

Mais depuis #MeeToo, l’affaire Geimer et d’autres accusations ressortent contre « Violanski ». Prokhoris n’en croit pas un mot, démontant une à une les « élucubrations » des « faussaires », pointant tel témoin qui se rétracte ou telle allégation incohérente.  Elle veut croire que le lecteur est « plus avisé et prudent aujourd’hui devant les récits de médias manichéens ».

Au moment où l’affaire Depardieu tétanise le monde du cinéma, c’est d’ailleurs une des questions de son livre engagé, dense et énergique : « Par quels procédés le cauchemar du « fake » a-t-il pu prospérer et menacer jusqu’à l’indispensable espace de respiration créatrice, qui sa vie durant a permis à Roman Polanski de vivre, et de survivre au pire ? ». 

Philosophe et psychanalyste, qu’est-ce qui vous a conduite au cinéma de Polanski ?

C’est d’abord comme spectatrice touchée par ses films depuis de longues années, que le cinéma de Polanski m’a marquée. Comme la littérature, son cinéma a nourri et éclairé ma réflexion, élargi ma perception du monde, affiné ma capacité à entendre dans l’exercice de mon métier. Tel est l’effet de toute œuvre vraie sur une existence. Freud d’ailleurs – lecteur passionné de Shakespeare, comme Polanski du reste –, voyait les artistes comme de « précieux alliés » dans la connaissance, ajoutant que « l’on doit attacher grand prix à leur témoignage, car ils savent toujours une foule de choses entre ciel et terre dont notre sagesse d’école ne peut encore rien rêver. »

Chez Polanski, vous voyez la « farce féroce de la fortune » comme thème récurrent « comico-tragique ». Que voulez-vous dire ?

Là n’est pas, à vrai dire, la question centrale de mon essai.

Bien sûr, comme dans la vie, les tours que nous jouent les hasards de la destinée peuvent entraîner le malheur. C’est un grand thème de la littérature depuis au moins Sophocle – songeons au destin d’Œdipe, qui se précipite sans le savoir dans ce qu’il cherche à fuir. Et, surtout lorsqu’ils procèdent de nos aveuglements plus ou moins volontaires, ces malheurs revêtent également un aspect comique. Le regard de Polanski, lucide et acéré mais jamais méchant, sait toujours capter cela. Et ça fait beaucoup de bien. Car l’humour, ce « don précieux et rare » comme l’écrivait Freud, est ce qui sauve autant de la lamentation infinie que de la moraline.

La question centrale de mon livre est autre. C’est celle de la vérité – du reste les figures d’enquêteurs sont légion dans le cinéma de Polanski. C’est celle du discernement – dont l’absence « a toujours une odeur de cadavre », écrivait Nadejda Mandelstam. Celle enfin de la capacité de l’art de Polanski, à « atteindre le noyau de la réalité », comme le dit à propos de Kafka son biographe Reiner Stach. Mais, comme l’a si justement écrit Clemenceau dans son extraordinaire somme sur l’affaire Dreyfus, « la vérité est redoutable à tous les exploiteurs de préjugés, à tous les metteurs en œuvre de passions violentes. »

Vous rapprochez la sensibilité de Polanski, « véritable sismographe de l’âme », de celle de ses héros esseulés à l’imagination fertile, enferrés souvent dans les « pièges-défis » qu’ils se créent (Le Locataire par exemple, ou d’autres…). Polanski est-il le personnage principal de ses films ?  

Bien sûr que non, Polanski n’est pas le personnage principal de ses films. Le personnage principal des films de Polanski, c’est l’être humain, à travers tel ou tel personnage singulier. Je cite Philippe Roth, parlant de l’enjeu de la littérature : « dresser un portrait de l’humanité dans tous ses particularismes ». C’est de cela qu’il s’agit, chez Polanski. Mais évidemment, les artistes n’étant pas des robots, c’est par une alchimie subtile, qui transforme le plomb périssable de l’expérience singulière d’un homme en l’or immortel d’une œuvre de création, c’est par ce mystérieux processus, tout à la fois intime et ouvert sur le monde, que ce « curieux miracle » dont parlait l’écrivain Claude Simon peut advenir.

Qu’est-ce que le « paradoxe shakespearien », qui anime les personnages de Polanski ?

Ce que j’appelle « le paradoxe shakespearien », ce n’est pas ce qui « animerait » les personnages de Polanski. Je décris par cette formule la façon dont l’art, et en particulier la fiction, nous donne accès au réel, et est un lieu de vérité.

Après le meurtre de l’épouse de Polanski, Sharon Tate, une certaine presse s’est demandé si l’auteur de Rosemary’s baby était complètement « innocent » de ce crime.  Comment expliquer un tel acharnement ?

J’analyse précisément ce phénomène répugnant dans mon livre. La fameuse « preuve par le soufre », qui fait tellement fantasmer les amateurs morbides d’émotions frelatées et de sensations fortes à bon marché.

Comment la justice polonaise motive-t-elle son refus d’extrader Polanski vers les Etats-Unis en 2015, pour cette affaire Geimer, toujours non close ?

J’invite le lecteur à regarder sur le lien YouTube (indiqué en annexe dans mon livre et directement disponible sur le site du Cherche Midi dans la présentation de mon livre) l’audience captivante, sous-titrée en français au cours de laquelle le juge Dariusz Mazur a délivré sa motivation de refus d’extradition. Le magistrat polonais retrace, de façon complète et précise, toute l’affaire Geimer, et il fait apparaître clairement en quoi la justice américaine, en particulier à travers les agissements du juge Rittenband, véritable délinquant judiciaire, a vicié la procédure intentée en 1977 contre Polanski. Lequel je tiens à le préciser, a été condamné pour « relation illicite avec une mineure », et non pour « viol », contrairement à ce que l’on lit toujours et partout. Hélas, comme l’a écrit Clemenceau, « combien de fois faut-il répéter un mensonge pour qu’il devienne une vérité ? »…

Comment comprendre les retrouvailles et la photo souriante, 45 ans plus tard, entre Samantha Geimer et Roman Polanski, en 2023 ? 

Cette photo a été prise à la suite d’un entretien croisé entre Samantha Geimer et la comédienne et chanteuse Emmanuelle Seigner, épouse de Polanski, entretien publié par Le Point en avril 2023. Samantha Geimer, en dépit de ses ambiguïtés sur cet épisode vieux de plus de quarante-cinq ans, ne cesse depuis des années de réclamer qu’on laisse Polanski – et elle-même –, en paix. J’ai analysé cette image dans un article publié dans le magazine Marianne [https://www.msn.com/fr-fr/divertissement/actualite/affaire-polanski-quand-une-image-dit-la-vérité/ar-AA1aNztA]. La photographie parle d’elle-même… si l’on consent à regarder ce que l’on voit.

Quel est le rôle joué par sa compagne, Emmanuelle Seigner, depuis toutes ces années avec Roman Polanski ? 

Polanski en parle très bien lui-même, dans la réédition de son livre Roman par Polanski. Il faut aussi lire Une vie incendiée, le livre d’Emmanuelle Seigner, qui a payé très cher en termes de carrière en France son statut de compagne de Polanski, pour prendre la mesure de l’indéfectible amour, du courage, de la lucidité et de la force d’âme d’une femme à la hauteur d’une situation aussi destructrice. J’éprouve pour elle une grande admiration.

Vous êtes sévère avec les récentes accusatrices de « Violanski ». Leurs paroles n’ont-t-elles aucun crédit à vos yeux ?   

Absolument aucun crédit, je le dis tout net. Et je m’en explique dans mon livre.

Au moment où Philippe Garrel s’excuse pour des gestes supposément déplacés et que l’affaire Depardieu tétanise le monde du cinéma et de l’audiovisuel, votre livre cite une tribune d’avocats parue en 2021 « Violences sexuelles : le tribunal médiatique a fini par contaminer l’ordre judiciaire ». Que fait-on de #MeToo en 2024 ?

Il est plus que temps de jeter #MeToo dans les poubelles de l’histoire. L’analyse détaillée que j’ai faite, dans Le Mirage #MeToo (Cherche Midi, 2021), de ce mouvement qui, au nom d’une cause juste par lui totalement dévoyée, déverse jour après jour des torrents d’immondices, se livre à des lapidations publiques avec une jouissance de plus en plus éhontée, et réduit les femmes à n’être que des proies « systémiques », cette analyse est plus que jamais d’actualité.

Les films du cinéaste « diabolique » Polanski Roman ont alimenté la légende noire du « monstre » Roman Polanski, « fabriqué de toutes pièces », dites-vous, « par des procédés médiatiques falsificateurs ». Vous citez les propos étonnants du président de Yad Vashem. Qu’a-t-il dit ?

En répondant à des « féministes » qui l’interrogeaient sur la Médaille des Justes attribuée à titre posthume aux paysans polonais très pauvres qui avaient accueilli pendant la guerre Roman Polanski alors âgé de 9 ans, il a tenu des propos que l’on ne peut pas juste qualifier d’« étonnants ». Ils sont profondément choquants. En substance : Ah oui, Polanski enfant a été sauvé, mais on ne peut pas savoir ce que les gens vont devenir… J’avais dans vos colonnes publié une tribune sur ce sujet, intitulée « Polanski, l’enfant sauvé », en accès libre sur votre site. J’y renvoie vos lecteurs.

 Comment votre livre répond-t-il à sa question fondamentale : « Par quels procédés le cauchemar du « fake » a-t-il pu prospérer et menacer jusqu’à l’indispensable espace de respiration créatrice qui sa vie durant lui a permis de vivre, et de survivre au pire ? »Mon livre ne fait rien de plus que décrire les logiques de haine délétères, en roue libre depuis #MeToo, qui prospèrent dans le conformisme et la lâcheté générale. Jetée aux orties la vérité, désormais remplacée par les « nouveaux récits » du MeToo-féminisme. « Récits » auto-légitimés, pourvoyeurs de faits alternatifs en vue d’« éradiquer » les « puissants ». Lorsqu’un cinéaste tel que Polanski ne peut pas en France produire son nouveau film, The Palace (dont je parle en quelques pages, un addendum dans mon livre), lorsque ce film ne peut pas être distribué normalement ici, dans son propre pays, lorsque tel a été aussi le cas du documentaire essentiel Promenade à Cracovie, sorti en catimini dans de rares salles en France en juillet dernier  – un film qu’il faudrait pouvoir montrer dans toutes les écoles – réalisé par deux jeunes auteurs polonais Anna Kokoszka-Romer et Mateusz Kudla qui suivent Roman Polanski, revenant, en compagnie de son ami le photographe Ryszard Horowitz, sur les pas de leur enfance et de leur jeunesse à Cracovie, « something is rotten »…(quelque chose est pourri »), pour citer un passage célèbre d’Hamlet.

Qui a peur de Roman Polanski ? Sabine Prokhoris,  Le Cherche Midi, 224p., 21,50€