Avec La Bête, Bertrand Bonello et Léa Seydoux atteignent des sommets de beauté et de modernité. Chef-d’œuvre.

Dans un cinéma majoritairement marqué par le naturalisme, la moraline, la pesanteur idéologique, les histoires avec un début, un milieu et une fin, les dénouements positifs, la prédominance du scénario qui fait oublier les exigences de la mise en scène, un film comme La Bête vient remettre l’église de l’art cinématographique au milieu du village. Ici, pas de naturalisme mais une artificialité conceptuelle fièrement revendiquée. Pas de récit classiquement ordonné ni de successions de causes et d’effets mais un enchaînement aléatoire et fragmenté de stases, de métamorphoses, de cut-ups, de dérapages et de circulation temporelle qui envoient balader la chronologie usuelle du temps et l’unicité du monde réel dans lequel on vit. Pas de mise en scène paresseuse se contentant d’illustrer au mieux un scénario mais un souci constant de créativité plastique, de beauté et de modernité, un univers esthétique qui prend en charge l’état actuel des images, ce zapping quasi-permanent entre nos divers écrans, nos divers moments et les multiples régimes d’images désormais à disposition (cinéma, séries, infos, mèmes, deepfakes, téléréalité, réel, virtuel, IA…). La Bête est un film sur le cinéma, sur nos images et sur notre environnement contemporain, un film théorique qui pourtant ne théorise jamais, ou plutôt, qui ne verbalise et n’explique jamais son sous-texte conceptuel. Plutôt que nous fatiguer avec de beaux discours, La Bête nous émerveille par des images sublimes, nous réfléchit le monde par les seuls moyens des puissances du cinéma à leur acmé.

Derrière cette créativité radicale chic, il y a aussi de l’émotion, de l’incarnation, des préoccupations de notre temps. Bertrand Bonello adapte une nouvelle d’Henry James qui avait déjà fait l’objet d’un beau film récent de Patric Chiha, La Bête dans la jungle. James racontait l’histoire au long cours d’un couple où l’homme refusait de s’engager pleinement par crainte qu’un événement tragique survienne et brise leur bonheur. Ici, c’est la femme qui ressent cette peur qui empêche, tandis que l’homme se métamorphose selon les époques, de dandy élégant en harceleur viriliste en passant par amoureux transi. Et leur histoire se déploie sur plusieurs décennies, depuis des salons très XIXe et très viscontiens (à chaque époque du film, un genre du cinéma) jusqu’en 2042 où l’IA se déploie et chasse les émotions humaines. 2042 c’est demain, et l’IA, ou la crainte d’un événement catastrophique, quoi de plus actuel ? Là encore, sans dérouler le moindre discours, le moindre « vouloir-dire », Bonello nous parle de notre époque, de notre psyché individuelle et collective : la « bête » est tapie là, prête à bondir ou déjà en action, qu’elle se nomme « fascisme », « guerre », « populisme », « post-vérité », « réchauffement climatique »… 

Qu’il s’inspire de Visconti ou recrée le Paris des inondations de 1910 (passage éblouissant), qu’il filme un night-club eighties ou notre proche futur dystopique, Bertrand Bonello sublime tout ce qu’il touche. Il accomplit ici un superbe pas en avant tout en récapitulant tout son cinéma qu’il redéploie avec la même munificence que dans son Saint Laurent. Si George McKay ne fait pas complètement oublier notre fantasme de voir Gaspard Ulliel à sa place, Léa Seydoux est à son sommet de cinégénie et de puissance d’actrice, trouvant ici sa plus belle partition depuis La Vie d’Adèle et Un Beau matin. C’est elle qui donne à ce film-zappeur son unité et qui injecte dans son architecture virtuose une puissante vibration émotionnelle. In fine, la « bête », c’est ce film, chef-d’œuvre monstre dont la beauté carnassière déchiquette les trois quarts de la concurrence.

La Bête de Bertrand Bonello, Avec Léa Seydoux, George McKay, Guslagie Malanda…, Ad Vitam, sortie le 7 février