En réunissant des œuvres lyriques rares de Schubert, Raphaël Pichon et Silvia Costa nous plongent dans un conte fantasmagorique sur le deuil, et la renaissance. Bouleversant.
Il est des œuvres qui vous emportent, et d’autres qui vous plongent en vous-mêmes. L’Autre Voyage serait de la seconde manière : un périple intérieur qui nous interroge sur les pertes qui façonnent les existences. Et ce, porté par la puissance émotionnelle de la musique de Schubert. Mais nul désir chez Raphaël Pichon, qui réalisa le montage de ces extraits d’opéras ou de lieder de Schubert, ou chez Silvia Costa, qui participa à l’écriture et conçut la mise en scène, de se lancer dans la psychologie : cette œuvre lyrique est une fable, en a l’étrangeté, la candeur et l’onirisme. S’inscrivant dans la mythologie du deuil du Voyage d’hiver, ce conte nous présente un homme qui ne parvient ni à mourir, ni à vivre. Magnifiquement interprété de bout en bout par Stéphane Degout de sa voix de baryton, il traverse différents tableaux qui sont autant d’épreuves pour l’endeuillé qu’il est. Car il ne parvient pas à quitter l’abîme dans lequel la perte de son fils l’a projeté. C’est un Job. Un inconsolable.
L’inventivité de la mise en scène
L’ouverture, dans l’obscurité, ne nous y trompe pas : le sujet du jour sera la mort, et le demeurera. Une parque file le lien rouge de la vie sur son rouet, qu’en un geste, elle coupe. Nous sommes dans l’éternité du conte noir. Les scènes ensuite, archaïques et obscures, accentueront ce sentiment de descendre dans les souterrains du deuil. Sommet de l’horreur, Stéphane Degout, costumé en médecin, est contraint à réaliser l’autopsie d’un corps qui n’est autre que le sien. À ses côtés, le ténor Laurence Kilsby qui offre une nuance délicate à son chant. Ce moment dans la morgue, sommet de la première partie, notamment grâce à l’air récurrent du père qui se désole d’être un esprit mort dans un corps vivant, Ich kann es nicht, ( « je ne peux pas ») répète-t-il, donne le ton d’un opéra qui ausculte au plus près la douleur du deuil d’un enfant. Mais pas seulement. Et c’est là l’heureuse surprise de L’Autre Voyage. Car si l’on connaît la mélancolie noire des lieder de Schubert, et des mises en scène de Silvia Costa, on découvre aussi, avec soulagement et joie, leurs possibilités de lumière. La deuxième moitié de l’opéra est pour cette raison une très belle réussite : ainsi cette scène de liesse qui voit l’excellente soprano Siobhan Stagg, dont la voix offre la clarté de cet opéra, hésiter entre la célébration de ses noces et la douleur à venir qu’elle pressent, offre un contrepoint éclatant à l’obscurité inaugurale. Silvia Costa, formée par Castellucci, use de sa virtuosité scénographique, pour composer un peu plus tard une scène saisissante qui voit Stéphane Degout et Siobhan Stagg dans la chambre de l’enfant perdu, encadrés par des armoires mouvantes, symbolisant au plus juste le vertige de celui qui se tient entre les vivants et les morts. Regorgeant d’inventivité, cette mise en scène voit se succéder des tableaux qui sont autant de cheminements entre vie et mort. Et même lorsque dans un moment plus classique, l’enfant Chadi Lazreq chante au piano et émeut toute la salle, Siobhan Stagg et Stéphane Degout vont l’entourer, se grimant peu à peu et se vieillissant à vue d’œil, marquant ainsi le temps d’une vie que la musique de Schubert restitue dans toute son épaisseur. La scène finale, qui marque définitivement le triomphe de la lumière, offre un moment d’émotion hors-norme, par un jeu d’images qui porte le duo de Stéphane Degout et Chadi Lazreq, père et fils se réunissant une dernière fois avant la séparation. Une phrase projetée sur le mur traduit l’arrière-fond spirituel qui traverse L’Autre Voyage : « l’esprit est comme l’eau il tombe du ciel à la terre, et remonte de la terre au ciel ». Silvia Costa et Raphaël Pichon ont tenu leur pari : partir de l’obscurité du deuil, à la flamboyance de la renaissance.
L’Autre Voyage, d’après Franz Schubert, direction et conception musicale Raphaël Pichon, mise en scène et décors Silvia Costa, Opéra Comique, jusqu’au 11 février. Plus d’infos ,
La production sera donnée en tournée à l’Opéra de Dijon les 6 et 8 mars 2024. Diffusion France Musique le 9 mars 2024 à 20h.