Puissante Anna Karénine mise en scène par l’immense Rimas Tuminas et superbement jouée par des acteurs du théâtre Gesher de Tel-Aviv : un mythe en chair et en os.

Adapter un roman au théâtre demande à faire des choix. Recomposer le flux de la littérature en scènes et en dialogues. Préférer le langage de l’action, à celui de la conscience. Rimas Tuminas n’est en est pas avec Tolstoï à son coup d’essai : le metteur en scène qui a longtemps dirigé le théâtre Vakhtangov à Moscou, l’un des plus importants de Russie, adaptait Guerre et Paix en 2021, à l’aube de la guerre en Ukraine, et de l’exil qui pour lui a suivi. Il disait dans un entretien à Transfuge le mois dernier, qu’il avait là « touché à un degré d’humanisme » inégalé.  Anna Karénine qui se fonde sur les mêmes mondes, l’aristocratie moscovite et pétersbougeoise face au peuple de la campagne, s’est donc naturellement présenté au metteur en scène, alors qu’il cherchait une pièce à monter avec la troupe du théâtre Gesher de Tel-Aviv. Et la moindre chose que l’on puisse dire, c’est que cette relation viscérale à Tolstoï est présente à chaque instant de la pièce qui se joue actuellement aux Gémeaux. Et dans chacun des gestes des neuf acteurs.  En un peu plus de deux heures de spectacle, Anna Karénine est mise à nu. Sur une scène presque vide, des bancs seuls figurent les intérieurs luxueux ou les maisons de campagne, les neuf personnages s’aiment, se haïssent, se déçoivent, se sauvent ou se détruisent au fil de scènes où les acteurs se jettent à corps perdu. Ce n’est pas là une image : le théâtre de Rimas Tuminas est extrêmement physique. Et sur scène, la troupe du théâtre Gesher livre une performance de jeu rare, et assez fascinante pour le spectateur français qui n’a pas toujours l’habitude d’une telle viscéralité dans le jeu. Ni d’une telle osmose dans l’ensemble de la distribution.

Les corps des acteurs ne sont jamais en repos, et parfois même prennent le pas sur les dialogues, offrant de courtes scènes muettes très évocatrices, comme celle qui montre Karénine, sobre Gil Frank, se décomposer lorsqu’Anna annonce son amour pour Vronski, ou le moment qui voit Stiva et Kitty se déclarer l’un à l’autre. Alon Friedman et Roni Einav jouent à la lisière de l’expressionnisme et du burlesque, à la manière d’un Buster Keaton, laissant leurs corps, et l’érotisme qui émane de leur silence, prononcer leurs vœux. Mais c’est dans la scène centrale, culte, du bal, que ce jeu prend toute son ampleur : Efrat Ben-Zur, éblouissante Anna Karénine, danse seule autour de Vronski et Kitty, immobiles. Une chorégraphie radicale qui la voit tourner entre le désir et la folie, menant l’actrice à préfigurer l’amour et l’angoisse qui l’emporteront à la fin de la pièce. Efrat Ben-Zur offre une Anna à la fois terrienne et sur le fil de la raison, capable de basculer, en un mot, du réel au fantasme. Autre moment où elle se révèle, lorsqu’elle annonce à Vronski qu’elle est enceinte, et dans un même mouvement, perçoit sa mort à venir, dans un jeu qui la voit tourner sur elle-même. Comme s’il était dit que depuis le bal où elle rencontre Vronski, jusqu’à sa chute finale, elle ne cesserait jamais de danser. Une chute qui sera aussi grandiose et expressive que la pièce l’est de bout en bout. Car si Rimas Tuminas choisit de ne pas faire dire le monologue final à Anna, et l’on peut le regretter tant le texte de Tolstoï est d’une modernité confondante, la scène finale est grandiose et sensuelle, et s’inscrit dans l’ensemble de la pièce, avec une fluidité parfaite. Le metteur en scène boucle ainsi le mouvement qu’il a amorcé au début, ouvrant la pièce par un sifflet de train, annonçant le suicide d’Anna. Rendant ainsi l’arc tragique à l’histoire de la femme morte de n’avoir pas pu vivre libre, que le roman, par nature, ne dessine que de manière sous-jacente. Son héroïne emprunte ainsi autant à la Bérénice de Racine, qu’à la Blanche DuBois du Tramway, en incarnant le désir de vivre fracassé par le train des lois sociales. Adapter Anna Karénine permet à Rimas Tuminas et à ses neuf splendides acteurs d’offrir Anna en mythe. Et le public, bouleversé et debout à la fin de la pièce, les en a longuement remerciés. 
Anna Karénine, d’après Léon Tolstoï, mis en scène par Rimas Tuminas, et joué par le Théâtre Gesher de Tel-Aviv, théâtre des Gémeaux, Scène nationale de Sceaux, jusqu’au 28 janvier. https://www.lesgemeaux.com