Avec Le Songe d’une nuit d’été, Emmanuel Demarcy-Mota et la troupe du Théâtre de la Ville cheminent dans le sombre onirisme de Shakespeare. Saisissant.

Par Oriane Jeancourt Galignani

Le Songe appelle le songe. Shakespeare a écrit avec Le Songe d’une nuit d’été l’une des plus belles pièces sur son métier : maître des illusions. Ici, tous les personnages sont victimes, dispensateurs ou récipiendaires, de l’illusion collective, au gré d’une nuit de poursuite sensuelle, où chacun ne sait plus réellement qui il désire. Tous cherchent l’illusion, autant qu’ils la craignent. À tel point, qu’il faudra une reine, à la fin de la pièce, pour ordonner aux personnages d’aller dormir, afin de mettre fin à cette dangereuse dérive. Sinon quoi ? Ils risqueraient, par le théâtre, de saisir l’absurdité du pouvoir. On le sait au moins depuis sa création de Six personnages en quête d’auteur, Emmanuel Demarcy-Mota aime les prestidigitateurs, et les pièces qui nous placent au plus trouble des psychés individuelles et collectives.  Mais ici, il va plus loin, offrant la peinture d’un monde à multiples dimensions, dominé par des forces difficilement contrôlables. D’abord par l’extraordinaire scénographie qu’il met en place : plateau à différentes profondeurs, jeux d’ombres, arbres qui glissent d’un bord à l’autre, trappes dans la scène qui permettent aux acteurs d’apparaître ou de disparaître. Le tout baigné dans un jeu de lumières et de fumée. La forêt de ce Songe emprunte aux forêts mythologiques sa nature de seuil vers d’autres réalités. À cette atmosphère, répondent les créatures fantastiques : roi et reine des fées interprétés avec une sensualité féroce par Gérard Maillet et Valérie Dashwood, nous donnent un avant-goût de ce qui se trame au fond des bois. Au centre de la pièce, l’arrivée de Bottom, monstre comme échappé des cauchemars de Goya, dévoile la violence sous-jacente de la nature présente sur scène. Mais c’est Puck qui définitivement nous mène dans le rêve éveillé de Demarcy-Mota : le metteur en scène a eu l’idée de génie d’incarner ce personnage éminemment shakespearien, non par un, mais trois acteurs : Ilona Astoul, Edouard Eftimakis, et Mélissa Polonie sont trois visages, corps, parfaitement coordonnés, de Puck. Apparaissant et disparaissant au diapason de la montée du chaos dans la pièce, ces trois Puck donnent par leur chorégraphie le rythme obscur de la pièce. Et l’on discerne comme les différentes sociétés qui se côtoient sur scène, les « artisans », c’est-à-dire les acteurs, les créatures fantastiques, et les humains, avancent ensemble vers une issue inquiétante. Ainsi, lorsque Puck verse le nectar d’amour aux Athéniens, l’ordre se renverse, et c’est moins le rire qui en ressort, que la panique. Telle que la joue avec justesse Elodie Bouchez, Héléna soudain adulée après avoir été fuie, qui observe les trois autres acteurs avec un effroi, que l’humour des dialogues ne chasse jamais tout à fait de son visage. Même chose dans le public : si l’on rit, c’est aussi pour chasser l’angoisse qui s’exprime sur scène. Le désordre qui nous est présenté sous la lune de cette nuit est terrifiant, et les acteurs le jouent tous ainsi. Nul hasard enfin que l’on retrouve sur scène Jauris Casanova, Gérard Maillet ou Valérie Dashwood, figures du premier Shakespeare monté il y a plus de vingt ans par Emmanuel Demarcy-Mota, Peine d’amour perdue : ils nous donnent le la de cette valse avec l’irrationnel que le metteur en scène instaure avec Shakespeare. 

Refs : Le Songe d’une nuit d’été de William Shakespeare, mise en scène Emmanuel Demarcy-Mota, Théâtre de la Ville, jusqu’au 10 février