Rien de plus réjouissant que de redécouvrir un grand peintre. Une joie que donne sans modération la belle expo Steinlen au Musée de Montmartre…

Sans doute la malédiction qui s’attache à Steinlen est-elle aussi celle que la postérité a prononcée à l’encontre de Stendhal, Flaubert ou Rembrandt – celle de l’arbre (le roman-miroir de l’un, l’imparfait de l’autre, les scintillements nocturnes de La Ronde de nuit) qui cache la proverbiale forêt. En l’espèce, chez Steinlen (1859-1923), à qui le musée de Montmartre consacre une exposition soignée et fouillée, dont le moindre mérite n’est pas de fendre l’écorce dudit arbre, ce dernier, justement, est griffu, animé et onctueux – je veux parler du chat dont, non moins que Baudelaire, Steinlen fut le chantre.

Que le félin synthétisât dans son élégance inquiétante et indépendante l’esprit de la bohème de Montmartre, qu’il endossât même le rôle de titre et de raison sociale (Le Chat noir, dont Steinlen fut un fécond contributeur), il n’en fallait pas plus pour qu’il devînt à son tour le blason de l’artiste : qui n’a jamais reçu d’un cousin, d’une tante, d’un grand-oncle en visite d’agrément sur le pavé parisien la fameuse affiche, réduite au rectangle d’une carte postale, où sur le vieil or d’un fond quasi symboliste, arrondissant un dos qui semble moins fourrure que carapace, la créature aux yeux d’ambre est assise dans sa menaçante majesté ? L’affaire pourrait être pliée, la cause entendue : Steinlen, petit-maître de Montmartre, de sensibilité libertaire, dont un heureux tour de main fit l’auteur d’une icône démultipliée à l’envi sur les présentoirs.

Coupable, criminel jugement ! Qui mériterait qu’on fût livré à cette troupe pullulante de félins qui font cercle, s’agrègent et dissolvent leurs contours en une mosaïque d’ombres feutrées, dont l’ensemble s’élève en un mamelon qui fait pendant à ceux du terrain (L’Apothéose des chats à Montmartre, vers 1885). Expions, livrons-nous par la contemplation à cette armée nocturne, observons comme de l’anecdote visuelle (matous errants sur les toits de Montmartre) Steinlen glisse avec une force communicative aux suggestions du cauchemar : ce fervent de Zola a su ne pas prendre le naturalisme par le petit bout de la lorgnette. Pratiquant de ce « réalisme absolu » qu’appelait de ses vœux Huysmans, et qu’Alice De Georges a si bien défini dans un récent ouvrage, il porte une attention tout aussi pénétrante aux manifestations de la vie quotidienne des plus humbles qu’à ce qui derrière, ou dessous, remue, vibre ou tonne – cette force qu’avait aussi su saisir un Zola. 

Ainsi ce 14 juillet 1895 : ces globes roses qui résument et exaltent dans leur abstraction géométrique les ornements d’un chapeau féminin exhaussent le défilé à la hauteur d’un mouvement d’astres, de planètes, tandis que la foule qui paraît, à l’arrière-plan perdre munchiennement sa consistance, quelle houle surhumaine ou quelle poussée des profondeurs de l’être évoque-t-elle ? Quoi d’étonnant dès lors si l’on trouve dans Les Deux Parisiennes (Steinlen fut un grand, un juste artiste de la femme) un soupçon d’atmosphère chiriquienne ? Steinlen fut un superbe rêveur de la réalité. 

Théophile-Alexandre Steinlen, l’exposition du centenaire, au Musée de Montmartre, jusqu’au 11 février