C’est l’un des grands noms du théâtre est-européen : Rimas Tuminas, dont on connaît les puissantes mises en scènes de la littérature russe, présente aujourd’hui aux Gémeaux Anna Karénine avec des acteurs israéliens. Rencontre avec un homme qui a tout perdu, sauf sa foi dans le théâtre. 

Il se présente souriant, sur l’écran de notre ordinateur : Rimas Tuminas nous parle de Tel-Aviv, sortant d’une répétition de Cyrano de Bergerac. Le metteur en scène, affaibli par un cancer, se révèle pourtant prolixe pour décrire le travail qu’il mène avec les acteurs israéliens, avançant pas à pas dans ce texte qui le passionne. Ce travail est à ses yeux le seul réconfort possible dans un pays où règne la peur depuis le 7 octobre. Rimas Tuminas sait ce qu’est un pays en guerre, lui qui fut dépouillé de ses fonctions par la folie belliqueuse de Poutine. Son histoire nous rappelle que les temps de crise politique favorisent les chutes de la Roche Tarpéienne : Tuminas fut pendant quinze ans l’un des hommes de théâtre les plus célèbres de Russie, directeur du Théâtre Vakhtangov, institution de Moscou, entrée dans l’histoire pour avoir accueilli les méthodes de Stanislavski, via son brillant élève Vakhtangov, devenant ainsi un lieu scruté par toute l’Europe (avant que Staline y fasse un sanglant ménage, et y place son œil permanent). Un siècle plus tard, rien ne prédestinait le jeune Lituanien né à la campagne, à prendre la tête d’un tel symbole du théâtre public de Moscou. Si ce n’est son approche viscérale et saluée par tous des grands textes russes, qu’il s’agisse d’Eugène Onéguine, qui a tourné dans toute l’Europe, d’Oncle Vania ou de Guerre et paix en 2021. Mais ce que Moscou a aimé, Moscou l’a repris à l’hiver 2022, ne supportant pas les prises de position contre la guerre de Rimas Tuminas. Après quinze ans de triomphe, il perd son poste, devenant persona non grata dans un pays qui le renvoie à ses origines étrangères. Tuminas est alors retourné à Vilnius, où il dirigeait encore un théâtre, croyant qu’il y serait accueilli avec chaleur. Ce ne fut hélas pas le cas, et son histoire traduit avec force la rage froide qui sépare aujourd’hui les peuples est-européens et la Russie, jusque dans le milieu de la culture. Tuminas s’est donc tourné vers un lieu ami, le théâtre Gesher de Tel-Aviv, célèbre pour ses mises en scène russes. Et le voilà concevant une Anna Karénine dans le carré noir d’une scène nue, offerte au jeu à fleur de peau que prône le metteur en scène. Son Anna, splendide Efrat Ben-Zur, se révèle femme ancrée dans la tragédie, semblant consciente dès les premiers temps de la pièce, du destin fatal qui l’attend. C’est là ce que cette mise en scène de Tuminas met au jour, les passions qui traversent le foisonnant roman de Tolstoï : désir, mépris, pitié, désespoir, cruauté… Mais aussi pressentiment de la catastrophe, car tous les acteurs semblent traversés d’une sourde angoisse qui, au-delà du drame qu’ils jouent, traduit l’effondrement du monde qu’ils incarnent. En découpant le roman en une succession de scènes qui sont autant de face-à-face entre les personnages, Rimas Tuminas donne à entendre le clairon qui sous-tend le roman d’amour de Tolstoï, l’appel de l’écrivain à un retour à l’humanité, contre la sourde machine sanguinaire qui se met peu à peu en place autour d’Anna Karénine, mais aussi du pays. Ce monde aristocratique qui néglige l’appel du peuple à la réforme pourra-t-il longtemps continuer comme ça ? semble murmurer l’écrivain. Mais la violence qui traverse les hommes pourra-t-elle être contenue ? C’est un crépuscule que nous racontent  Tolstoï et Tuminas. Il est frappant, à voir cette Anna Karénine, de se souvenir à quel point nous avons besoin de grands textes, et d’esprits habités comme le sien, dans notre chaos contemporain. Une chose rare à remarquer : le mot préféré de Tuminas est ordre. Non pas au sens politique, mais au sens esthétique, et peut-être métaphysique, du terme. Ecoutons-le. 

L’article complet est à lire dans le N°174, disponible en version numérique et en kiosque/libraire

Anna Karénine, de Léon Tolstoï, mise en scène de Rimas Tuminas, avec le Théâtre Gesher de Tel-Aviv, Théâtre des Gémeaux, Sceaux, du 17 au 28 janvier. Plus d’informations