Film après film, jusqu’à ce dernier mélo dénonçant l’intolérance et le conservatisme des institutions japonaises, Kore-eda affine son geste avec la maîtrise de l’évidence.
Parce que le cinéma est en partie une affaire d’images et donc de chimères, son histoire est pleine de leurres. Prenez Blake Edwards dont la postérité n’a retenu que le burlesque alors qu’il est avant tout un moraliste. Prenez Brian de Palma dont les excès violents riment avec maniérisme alors qu’ils servent de cache cœur à ce sentimental. De même, on ne retient de Wes Anderson que son imagerie alors qu’il est le plus grand dialoguiste actuel. Même chose, en ce qui concerne Hirokazu Kore-eda, considéré au Japon comme le Ken Loach local et dont on moque ici la gentillesse simpliste des sempiternels mêmes mélos socio-familiaux alors que le réalisateur de Still Walking est un des plus audacieux et aventureux cinéastes actuels. Depuis sa Palme d’Or en 2018, et juste après un thriller (The third murder), il s’est essayé au marivaudage français (La vérité) puis au road-movie coréen (Les bonnes étoiles). Cette fois, en faisant appel pour la première fois à un scénariste, il s’attaque à un script sophistiqué, un feuilleté de focales à la manière du Rashomon de son maître vénéré, Akira Kurosawa. Mirato est un gamin difficile, violent, mystérieux. Tour à tour, nous allons épouser le point de vue de sa mère protectrice, de son professeur zélé et de lui-même pour comprendre la nature de sa relation avec l’un de ses camarades. Nature d’une affection que Kore-eda se refuse à étiqueter au terme d’un script certes brillant mais trop didactique qui ménage puis maille chacun de ses mystères jusqu’à une épiphanie que Kore-eda réussit à rendre inoubliable au milieu d’une nature luxuriante. C’est le vrai leurre de L’innocence : au-delà de l’argument dénonçant l’intolérance institutionnelle, ce qui émerveille de bout en bout, c’est l’absolue maîtrise d’un metteur en scène au sommet de sa puissance expressive. Parler de Kurosawa à propos de Kore-eda n’est pas fortuit : même souffle de l’évidence, même façon de poser sa caméra comme si cela ne pouvait être fait autrement. Kore-eda joue du hors champ pour rendre au spectateur la vue myope de cette mère éplorée qui ne voit que ce qu’elle veut croire. Le spectateur est empêché dans sa vision et sollicité à tout bout de champ par des irruptions subites d’incidents le cadre. A la manière d’un chorégraphe, il réussit à rendre lyrique n’importe quelle scène à priori banale. La mère ne comprend pas pourquoi son fils est blessé. Le garçon a un propos sibyllin « J’ai le cerveau d’un porc ! Je suis un monstre. » En un seul plan, sans esbroufe, Kore-eda alterne cadre moyen, rapproché puis américain pour suivre l’évolution émotionnelle, de l’incompréhension au bouleversement, de cette mère qui tend les mains pour essayer de retenir l’affection de son rejeton en train de la fuir au milieu des lumières de la ville. Quand soudain la caméra s’arrête, elle le regarde. Il a disparu du cadre. Aucun contrechamp sur lui. Kore-eda coupe et c’est bien normal : en moins d’une minute, il a filmé la façon dont un enfant venait de couper le cordon affectif. Peut-on espérer à l’avenir des scénarios plus sobres, au diapason de l’infaillibilité et de l’épure de la mise en scène de son immense auteur.
L’innocence, Hirokazu Kore-eda, Le Pacte , actuellement au cinéma