Encore un Frederick Wiseman? Oui, et pour notre plus grand plaisir. 

Après un crochet par la fiction et la concision (Un couple, à peine une heure), Frederick Wiseman retrouve avec Menus-plaisirs (un documentaire de quatre heures) une recette cinématographique plus habituelle, où la patience du regard et la profondeur du montage restent les ingrédients phares. Invitant sa caméra à la table du Bois sans Feuilles, restaurant triplement étoilé de la famille Troisgros, le réalisateur américain, du haut de ses 93 hivers, semble retrouver des yeux d’enfants, pétillants et gourmands, sans que cette admiration – jamais feinte ou dissimulée – pour la cuisine traditionnelle française, faite de techniques savantes, de protocoles secrets et de conventions surannées, ne vienne limiter le documentariste au vulgaire rôle de passe-plat. 

C’est que Wiseman ne prétend pas lever le voile sur un art inaccessible aux non-initiés et – au regard des tarifs pratiqués – aux désargentés. Il faut dire que les nombreux concours culinaires du petit écran (citons, entre autres, Top Chef) ont déjà largement participé à démystifier la « haute » gastronomie auprès du public profane, tout en élevant les chefs au rang de génies démiurges. Wiseman se contente plus modestement de filmer l’institution sous toutes ses coutures, comme il l’a fait de la Comédie-Française ou du Crazy Horse, pour mieux rendre compte de ses complexités – sociales, économiques ou organisationnelles – au spectateur. Si la caméra s’attarde volontiers dans l’arrière-cuisine, filmée comme un atelier d’artisanat, où chaque commis participe par des gestes précis et une conscience industrieuse à une composition collective, elle étend régulièrement son champ d’exploration à un ensemble de tiers lieux essentiels à cette petite entreprise, mais restant pourtant invisibles du client : les marchés où attendent les légumes, les caves où vieillissent les fromages, les champs où paissent les bovins, les vignes où murissent les raisins… 

Le Bois sans Feuilles apparaît parfois comme un microcosme insulaire, indifférent aux affaires du dehors. Sans atteindre les perspectives politiques de ses films américains, Wiseman parvient néanmoins à mettre en rapport son sujet et son époque. Aussi entend-on, au détour de conversations, parler de l’inflation touchant les grands crus bordelais ou des risques de harcèlement menaçant le personnel féminin de l’établissement. Mais le sel de ces Menus-plaisirs se trouve davantage dans la chronique bourgeoise des Troisgros, que le père, la mère et leurs deux fils investissent chacun à leur manière, quelque part entre tradition et hérédité, travail et héritage, savoir et privilège ; une intimité familiale que le spectateur doit, comme souvent, à l’absence de commentaires du documentariste, qui se méfie toujours des discours et des présupposés. Si Wiseman trouve autant d’intérêt dans l’acte de cuisiner, et donc, de nourrir, c’est sans doute que son cinéma partage les mêmes qualités de curiosité et de transmission. Avec lui, il y a partout matière à réflexion, ou en l’occurrence, some food for thought. 

Menus-plaisirs un film documentaire de Frederick Wiseman en salle le 20 décembre, Météore Films , plus d’informations