S’appuyant sur les travaux de l’historien Laurent Joly, Julie Bertin et Jade Herbulot nous confrontent dans Les Suppliques aux courriers bouleversants adressés par des juifs désemparés à l’administration de Vichy.

Qu’avez-vous appris en lisant ces lettres adressées pendant l’occupation au Commissariat général aux Questions juives (CGQJ) ?

Jade Herbulot : Déjà on a découvert l’existence de cette institution dont on ignorait qu’elle avait été mise en place par le régime de Vichy. De là on a découvert que les juifs, français ou étrangers, adressaient des requêtes à cette administration dont la fonction était, entre autres, de mettre en œuvre la spoliation des biens mobiliers ou immobiliers des juifs sur le territoire français. Il est troublant de découvrir que ces hommes et ces femmes s’adressent dans ces lettres à leurs bourreaux. Quatre-vingts ans plus tard, on a du mal à comprendre que les auteurs de ces suppliques sont persuadés qu’on va les aider. Pour surmonter cette incompréhension, il faut faire l’effort de retrouver le contexte dans lequel ces courriers ont été écrits.

Julie Bertin : Le plus émouvant quand on lit ces lettres, c’est de savoir que c’est déjà peine perdue. À chaque fois les réponses de l’administration sont identiques disant que le CGQJ ne peut rien faire et doit s’en remettre aux forces occupantes, lesquelles ne veulent pas donner suite à leurs demandes. La force tragique de ces lettres vient aussi de ce qu’on en sait plus aujourd’hui que ces hommes et ces femmes.

Beaucoup de ces lettres sont adressées personnellement au maréchal Pétain en qui les auteurs ont une confiance absolue. Certains font valoir le fait qu’ils sont des anciens combattants…

J.B. : Ces lettres montrent à quel point la figure du maréchal Pétain était respectée. S’adressant au sauveur de la France, au héros de la Première Guerre mondiale, les auteurs croient sincèrement qu’il va les aider. Pétain a promis qu’il ne toucherait pas aux biens des juifs. Promesse non tenue, évidemment. Or la référence à cette promesse est très présente dans ces lettres. Notre premier travail a été de se remettre dans le point de vue de ces hommes et de ces femmes et de comprendre ce qui était en jeu à l’époque.

J.H. : Dans la population française à ce moment-là il y a un grand nombre d’anciens combattants. Dans toutes les familles, il y a eu des morts pendant la guerre de 1914-1918. C’est pour ça qu’en lisant ces lettres on rentre vraiment par l’intime dans l’Histoire.

Comment avez-vous opéré un choix dans toutes ces lettres ?

J.H. : On en a choisi six. Certaines sont écrites par des femmes dont la plus jeune a seize ans quand elle s’adresse au maréchal Pétain. L’auteur le plus âgé a soixante-dix ans. On s’est concentrées autour de l’année 1942, quand un accord est signé entre Vichy et l’Allemagne pour arrêter systématiquement les juifs. Les lettres de femmes sont particulièrement poignantes. On voit comment, leurs maris et leurs enfants ayant été arrêtés, elles se retrouvent seules au monde et sans ressources. Un abandon et une détresse qui sont le produit de la politique antisémite du gouvernement de Vichy.

Ces lettres posent une foule de questions en particulier sur les circonstances dans lesquelles elles ont été écrites, mais aussi sur leurs auteurs….

J.B. : Tout est fondé sur un important travail de recherche pour lequel l’historien Laurent Joly nous a apporté une aide précieuse en nous transmettant de nombreuses archives. Nous avons enquêté pour reconstituer autant que possible le hors-champ de chaque lettre. Pourquoi elle a été écrite. Et que s’est-il passé ensuite. Il s’agissait de convoquer la mémoire de l’auteur ou de l’autrice d’une supplique, mais aussi de ses proches. Le spectacle raconte le cheminement à partir des archives vers ces personnes dont on convoque la mémoire. La pièce est composée de sept tableaux. À chaque tableau, on bascule dans une destinée. Un des tableaux est consacré au CGQJ, c’est-à-dire à qui incombe la rédaction les réponses. Parce qu’on a d’un côté les suppliques qui sont des courriers manuscrits. Tandis qu’en retour, les lettres glaçantes, tapées à la machine, de l’administration sont anonymes.

Les Suppliques, de et par Julie Bertin et Jade Herbulot, au Théâtre Gérard Philipe à Saint-Denis (93) du 1er au 17 décembre , plus d’informations

Puis à la Comédie de Reims (51), du 23 au 25 janvier, plus d’informations