Trois spectacles de haute tenue, Extra Life de Giselle Vienne, The Shadow Whose Prey the Hunter Becomes du Back to Back Theater  et  Grand Palais de Julien Gaillard et Frédéric Vossier, mis en scène par Pascal Kirsch, confirment la qualité de cette nouvelle édition de la manifestation rennaise.

« Je te montrerai ton effroi dans une poignée de poussière. » Extrait du poème La Terre Vaine de T.S. Eliot, ce vers en ouverture donne le ton de Grand Palais, pièce écrite par Julien Gaillard et Frédéric Vossier dont les accents élégiaques sont servis à la perfection par la mise en scène très inspirée de Pascal Kirsch. Arthur Nauzyciel y campe un Francis Bacon sonné par le suicide de son amant et modèle George Dyer dans leur chambre d’hôtel à Paris, deux jours avant la rétrospective consacrée au peintre au Grand Palais. La scène coupée en deux dans le sens de la longueur oppose d’un côté un sol de gravier rouge sang où Bacon envahi par un mélange de réminiscences, de remords et d’images qui hantent son imaginaire, évoque sa situation désespérée ; et, de l’autre côté, l’espace où se déploient les visions qui le traversent. Images transformées comme dans ses tableaux par le biais de miroirs déformants où apparaît de temps à autre l’amant dont Bacon se demande comment représenter les traits en décomposition sous la terre, mais aussi des œuvres qui l’ont nourri comme les photos de corps en mouvement d’Edward Muybridge, Le Massacre des Innocents de Poussin ou les portraits de Rembrandt. Il rumine sur son art, dialogue avec l’amant décédé, tandis qu’une voix insiste, « Messieurs, on va fermer », rappel lancinant de la mort. 

Présenté en novembre à Rennes dans le cadre du festival du Théâtre National de Bretagne, ce spectacle était un des temps forts d’une programmation de grande qualité. On a pu y découvrir aussi Extra Life, nouvelle création d’une beauté prenante de Giselle Vienne qui installe ses interprètes, Adèle Haenel, Theo Livesey et Katia Petrowick, la nuit dans un terrain vague noyé dans la brume où, de retour d’une fête, une voiture s’est arrêtée. À la lisière du lysergique et du fantastique, l’interaction étroite entre jeu, gestuelle, marionnette, bande-son et lumières façonne une atmosphère fluctuante où se profile un drame plus suggéré que montré. Les protagonistes y composent un triangle amoureux traversé par des états émotifs contradictoires, voire violents et conflictuels. Avec des larmes et des rires, des jeux tendres ou cruels, des plaisanteries qui peut-être n’en sont pas et des moments harmonieux d’extase sensuelle, ce spectacle très réussi saisit par son mélange intriguant à la fois troublant et halluciné de feu et de glace. 

Si l’on peut dire que dans Extra Life, Giselle Vienne nous emmène ailleurs, avec The Shadow Whose Prey the Hunter Becomes, autre création présentée à Rennes dans le cadre du festival, les Australiens du Back to Back Theatre abordent des questions nettement plus prosaïques, même si traitées avec un délicieux sens de l’humour. Interprétée par trois acteurs en situation de handicap mental, cette pièce met en scène une réunion d’experts qui examinent des problèmes contemporains tels le harcèlement sexuel, la pédophilie, l’exploitation des handicapés mentaux ou la question de l’intelligence artificielle. Tout ça a l’air très sérieux sauf que cette réunion ressemble en même temps à un spectacle que les acteurs, en l’occurrence Simon Laherty, Sarah Mainwaring et Scott Price, se donnent à eux-mêmes. Jouant sur les effets de distanciation, ils passent subrepticement du premier au second degré et réciproquement. Par exemple, quand Sarah déclare qu’elle a oublié ce qu’elle devait dire, Scott tape la question « Que faire quand une handicapée mentale panique ? » sur un moteur de recherche. Scott et Simon se demandent à quel point les gens dits « normaux » le sont vraiment – et concluent qu’en réalité, « les gens normaux, non plus, ne sont pas normaux ». S’adressant à la salle pour savoir si le public arrive à suivre ce qui a lieu sur le plateau, ils rigolent : « On dirait des enfants ». Plus tard ils précisent : « Nous avons organisé cette rencontre parce que nous devons sauver le monde ». Leur talent et leur ironie pince-sans-rire sont tels qu’on rêve de leur donner raison.

The Shadow Whose Prey the Hunter Becomes, mise en scène Bruce Gladwin, du 13 au 17 décembre au Théâtre de la Bastille, Paris (75). Dans le cadre du Festival d’Automne à Paris.

Extra Life, de et par Giselle Vienne, le 1er décembre au Maillon, Strasbourg (67). Du 6 au 17 décembre à la MC93, Bobigny (93). Dans le cadre du Festival d’Automne à Paris. Du 31 janvier au 1er février 2024, à la MC2, Grenoble.