Le complice d’Orson Welles façonne un film noir en comédie de remariage avec une Ann Sheridan dans son plus beau rôle.

C’est peut-être le joyau ultime de la cinéphilie : imaginez un film noir angoissant, le portrait méticuleux d’une ville et d’une femme déçue, ainsi qu’une hilarante comédie de remariage. Manqueraient plus que des monstres Universal et que quelques cowboys débarquent et Woman On Run (surnommé WOR par les quelques intimes du film) serait définitivement le graal du cinéma classique hollywoodien. Formellement, le film est à la hauteur de ses ambitions : des surcadres étouffants, des plans tabulés bizarroïdes, un noir et blanc contrasté, des vues documentaires sur San Francisco avec ce que cela comporte au passage de portraits savoureux, d’annotations pittoresques qu’on croirait dessinées par un journaliste du New Yorker : pochtronne beurrée qui hait son galurin, peintre triste qui, pipe au bec, promène son chien ; où l’on apprend où manger les meilleures gaufres au petit matin, où se goinfrer à midi d’un bœuf aux choux et où picoler les nuits de peine de cœur. Sous la forme d’une longue course-poursuite avec assassins matois et flics besogneux, on visite des ateliers, des rades, des dancings asiatiques, des manufactures, des commissariats, des musées et on fait même un tour de manège vertigineux dans une fête foraine dans une séquence climax dingue comme du René Clair, tendue et bouleversante comme la fin sur le visage de Doris Day dans L’homme qui en savait trop. Outre ce suspens au cordeau, avec rebondissements et coups de théâtre, mâtinés de ces petites joies touristiques qui rendent le film vivant, gracile et mobile, on a le privilège de passer 80 minutes en compagnie d’une Ann Sheridan plus sublime que chez Walsh, plus narquoise et persiffleuse que chez Hawks, plus émouvante que chez Sirk et dont les plans rapprochés et les gros plans vous arrachent des larmes à mesure qu’elle enquête sur elle-même en enquêtant sur son mari qu’elle croyait ne plus aimer et qui, pour son malheur, a été témoin d’un meurtre crapuleux dans une sombre affaire de gangstérisme. 

Norman Foster était un complice de longue date d’Orson Welles, si bien que de nombreux historiens se sont interrogés sur l’influence de l’un sur l’autre tant leurs styles expressionnistes et acérés se ressemblent. Petite cerise sur ce Merveilleux qui achève d’en faire le doudou des cinéphages : la seule copie existante a brûlé dans l’incendie d’un hangar de la Universal. Fort heureusement, un dévoreur de films noirs l’avait emprunté quelques semaines plus tôt et s’était fabriqué en douce, à l’abri des autorités, une copie pirate. C’est la seule qui existe désormais. WOR est donc un film hors-la-loi, autrement dit un rêve ! 

Dans l’ombre de San Francisco, Norman Foster disponible chez Elephants Film