Claude Viallat ? L’un des plus grands peintres français, un de ceux chez qui la précision s’allie miraculeusement à la jouissance. Immanquable chez Templon.

Fabuleux Viallat ! Et l’épithète doit s’entendre dans toute la rigueur de son acception. Pour appréhender un tant soit peu cet artiste – au-delà de la seule pâmoison oculaire que déclenche ce rassemblement d’œuvres, mini-chresthomathie d’une floraison qui ne cesse d’éclore depuis des décennies –, c’est sans doute la fable qui constitue le plus précieux auxiliaire. En l’occurrence, un conte – pas même un conte, quelques lignes seulement empruntées, donc, à un récit d’Alphonse Allais, et où il est question de « routes flottantes » : « Comme son nom l’indique, la route flottanteest une longue queue de solides radeaux mis bout à bout, mouillés en mer au moyen d’ancres et de chaînes à ressort. » 

N’est-ce pas désigner par là, traduit dans les termes éloquents de l’imagination portée à son plus haut degré, puisqu’elle conjugue la vision scientifique et la fantaisie, ce pavage dont, peau singulièrement tachetée, mosaïque, pluie atomique, ou encore, donc, mer maillée de « routes flottantes », chaque œuvre de Viallat démultiplie méthodiquement le constituant premier – cette fameuse « forme quelconque » comme il l’a lui-même baptisée ? Sur tel fond vert d’eau alguée, sur tel fond d’un bleu de bain estival, se détachent, comme d’obliques allées à la surface d’un plan liquide, ces successions de rectangles amollis, spongieux ; et les inégalités, les turbulences, qui animent les surfaces colorées sont autant de courants et de flux dont triomphent, flottantes, ces insolites dalles. 

Arbitraire, cette comparaison ? Ce serait méconnaître la très haute portée des lois de l’analogie – leur nier le droit à l’élucidation des objets auxquels on les applique. En l’occurrence, ne rappelle-t-elle pas, cette image de la « route flottante », la préoccupation qui fut à l’origine du système Viallat, cette apposition indéfiniment répétée de la même forme ? Une préoccupation que Pierre Wat, dans le modèle de monographie qu’il consacre au peintre, énonce ainsi : « sortir de la dérive, de la parcellisation dans le grand nulle part de l’histoire » – termes que pourrait tout aussi bien revendiquer le promoteur de la voie d’eau du conte d’Allais, tant il n’est rien de plus océanique, de plus maritime que le « grand nulle part ». 

La peinture de Viallat peut offrir l’aspect d’une combinatoire – d’un jeu de cubes en deux dimensions, comme si, foulant du regard (tant il est vrai que chez lui le regard se pose comme pas à pas) les « formes quelconques », on passait d’une zone climatique à une autre, chacune ayant ses caractères atmosphériques – couleur, éclat – propres. Au demeurant, ces routes ne sont pas solitaires, réservées à la seule jouissance propriétaire du spectateur. D’autres avant lui sont venus : l’atteste toujours ce fourmillement régulier, ordonné de l’élément formel premier, comme autant de traces de pas. Viallat n’emploie-t-il pas ici un rideau, là une bâche comme support ? Ses « routes flottantes » sont celles qu’empruntent – témoin leurs empreintes – les fantômes des fabricants ou usagers de ces matériaux.

Claude Viallat, Hommage à la couleur, toiles 1966-2023, du 4 novembre au 23 décembre, galerie Templon. Plus d’informations