Comment le Wokisme transforme-t-il les films, les séries, et plus largement, l’imaginaire de notre époque ? Samuel Fitoussi signe un essai rigoureux qui plonge au cœur des débats d’aujourd’hui.

Il y a pléthore d’essais sur le Wokisme qui paraissent ces derniers mois, et c’est plutôt une bonne nouvelle que la résistance à l’intolérance, la pulsion de censure et l’identitarisme s’organise. Cependant, beaucoup d’ouvrages sur le wokisme se répètent, ou manquent de rigueur dans l’analyse. Ce qui n’est pas le cas de ce Woke Fiction, signé d’un jeune auteur, Samuel Fitoussi, qui gagne à être lu, ne serait-ce que parce qu’il circonscrit son étude au cinéma et aux séries, ce qui produit une analyse, bien sûr plus précise.

L’auteur déconstruit avec brio les rouages du wokisme qui cherche à mettre en œuvre une démarche intransigeante avec pour objectif de créer une société « vertueuse », et avec l’idée qu’une représentation idéalisée sur nos écrans permettra un changement de société.

Le wokisme cherche, d’après Fitoussi, non pas seulement à « déconstruire » une société qui serait patriarcale, raciste et irrespectueuse des minorités, mais la reconstruire, en interdisant toute situation à l’écran qui ne serait pas conforme à son idéal sociétal.

Le livre décrit ce rouleau compresseur intellectuel et son emprise, inspirant des chartes éthiques et des cahiers des charges stricts, étouffant la liberté artistique toujours un peu plus.

N’est-ce pas l’humanisme, la philosophie des Lumières, qui sont avec le wokisme, frontalement attaqués ?

Oui, tout à fait. Prenons un exemple : la notion woke de représentativité, selon laquelle une œuvre de fiction devrait « représenter » les groupes qui composent la société en proportion de leur poids dans la population. Seuls les films respectant certains quotas ethniques, aussi bien à l’écran que derrière la caméra, seront éligibles aux Oscars. Avec cette idée, le personnage cesse d’être un individu, il devient le délégué d’une communauté, le porte-drapeau d’une identité. Et la fiction ne peut plus jouer efficacement son rôle : construire nos capacités d’empathie en montrant l’individu dans toute sa singularité. Mais le degré d’identification d’un spectateur à un personnage doit-il dépendre de la couleur de peau de l’acteur qui l’incarne ?

Pourquoi le cinéma et les séries sont-ils à ce point visés par le mouvement woke ?

D’après ce mouvement, notre salut collectif viendra de l’ingénierie sociale, qui nécessitera notamment un bouleversement profond de nos représentations culturelles (ainsi que du langage, de la grammaire, des jouets pour enfants, etc.)

Ajoutons que les wokes croient que les comportements humains sont le produit de nos représentations. Par exemple, si les femmes et les hommes se comportent en moyenne différemment, ce serait parce que chaque sexe a été conditionné par des stéréotypes qu’il a intériorisés. Conséquence : porter à l’écran un monde débarrassé de toute forme d’asymétrie comportementale entre les sexes pourrait s’avérer salutaire.

En quoi la perception de la femme dans la représentation de la société idéale wokiste est-elle « infantilisante », comme vous l’écrivez ?

Les féministes wokes se livrent à une entreprise constante de dévalorisation des choix féminins : des « rôles-modèles » doivent être mis en avant pour inciter les femmes à se comporter davantage comme des hommes, jamais pour inciter les hommes à se comporter davantage comme des femmes. Avec deux hypothèses implicites que l’on pourrait qualifier de misogyne : les hommes effectueraient de meilleurs choix de vie que les femmes, et les femmes, pourtant libres et majeures, seraient des victimes passives du patriarcat qui ne sauraient pas ce qu’elles désirent vraiment.

En 2019, Spike Lee a quitté la salle quand Green Book a reçu l’Oscar du Meilleur film. L’académie des Oscars serait-elle raciste ?

L’Académie des Oscars croyait avoir récompensé un beau film antiraciste, puisque Green book raconte l’histoire d’un Blanc et d’un Noir qui combattent leurs préjugés respectifs et deviennent amis. Mais selon les wokes, ce type de film véhicule le cliché du « sauveur blanc » : il donnerait l’impression que les Noirs ne peuvent s’en sortir seuls, et il légitimerait le sentiment de condescendance néocoloniale des Blancs.

Dans la même veine, dans certaines productions wokes, l’entraide entre personnages masculins et féminins disparaît peu à peu au profit d’un modèle dans lequel la « sororité » est célébrée (on le voit notamment, de manière caricaturale, dans Barbie). Avec l’idée que le soutien apporté par un homme à une femme serait une négation de l’autonomie féminine, et un mauvais message envoyé aux jeunes femmes (auxquelles il faudrait apprendre qu’elles peuvent réussir seules).

Vous semblez à la fois pessimiste et optimiste sur l’avenir du wokisme…

Pessimiste, parce que contrairement à l’idée reçue, les scénaristes et producteurs wokes ne sont pas des gens cyniques qui retourneront leur veste si les résultats économiques ne suivent pas, mais ils sont pour la plupart des militants persuadés de la justesse morale de leur cause.

Combien d’œuvres ne peuvent plus être produites à cause du wokisme ? Car oui, le problème avec le wokisme, n’est pas tant ce qui est annulé, que ce qui n’est plus produit.

Optimiste, parce que nous avons désormais les outils sémantiques pour combattre le wokisme, bien qu’au fond, mon livre est un appel à la dépolitisation de l’art.

La raison pour laquelle les wokes ont réussi, sans rencontrer de résistance particulière, à politiser la culture, c’est qu’ils ont réussi à faire croire qu’ils ne menaient pas un combat politique ; ils seraient simplement « antiracistes », « féministes », « militants pour les droits LGBT »…

Sauf qu’ils ont changé les sens des mots : par exemple, « être antiraciste » signifie désormais « avoir la certitude que les sociétés occidentales sont racistes et qu’il faut devenir obsédé par la couleur de peau ».

Depuis 2021, grâce à l’arrivée dans le débat public du mot « wokisme », nous pouvons nommer ces militants autrement qu’avec les étiquettes vertueuses dont ils se parent, et donc 1) les combattre efficacement, et 2) leur faire comprendre qu’il est possible, sans être raciste ou misogyne, d’être en désaccord avec les messages contenus dans leurs fictions. Michael Jordan avait refusé de soutenir un candidat démocrate au Sénat parce que « même les Républicains achètent des chaussures ».

Peut-être les wokes comprendront-ils bientôt que même les non-wokes regardent des films.

Woke fiction – Comment l’idéologie change nos films et nos séries, par Samuel Fitoussi, Le Cherche midi, 368 p., 20,90 €