Lakmé fait son retour à l’Opéra du Rhin après 70 ans d’absence. Sabine Devieilhe, pour la première fois dans la maison strasbourgeoise, fait un triomphe dans ce rôle comme cousu pour elle.

En 1882, alors que Léo Delibes achève la partition de Lakmé, inspirée par le roman de Pierre Loti sur les amours d’une fille de brahmane et d’un colon anglais, Freud et Breuer travaillent sur le cas d’Anna O. La pathologie de cette patiente, vouée à un père malade, réside dans un don excessif de soi. Freud est en plein développement de son concept d’inconscient. L’air du temps en est tout imprégné.

La mise en scène de Laurent Pelly, coproduction entre l’Opéra Comique, l’Opéra de Nice et l’Opéra National du Rhin, revient peut-être à ce Zeitgeist. D’autant que la version choisie est celle d’origine, avec dialogues parlés. Si le thème du colonialisme reste central dans Lakmé, l’exotisme des Indes, les palanquins colorés et les colliers de jasmin ont été balayés du plateau. Ils le cèdent à un dépouillement frôlant l’austérité, cependant poétique, comme si le propos était (aussi) ailleurs. Peut-être dans ce qu’un Bruno Bettelheim aurait appelé la psychologie des contes de fées. Car sur fond de soumission d’un peuple par un autre, c’est la rivalité de deux hommes pour une femme, elle-même soumise à leurs désirs, qui se trame sur une scène faiblement éclairée d’un halo de lune orangée, d’une inquiétante étrangeté. Passion d’un amant et possession d’un père.

La basse Nicolas Courjal, au timbre un peu âpre et souvent monochrome, campe le brahmane Nilakantha avec une force vocale indéniable. Ainsi succède-t-il à sa manière au somptueux Stéphane Degout qui l’avait incarné il y a un an à l’Opéra Comique. Éperdu devant sa fille, lui déclarant, Le cœur rempli d’ardente fièvre, j’ai voulu t’écouter dormir !, il parvient à extraire la jalouse puissance œdipienne de la scène. 

La merveilleuse Sabine Devieilhe, qui avait pris le rôle en 2014 à l’Opéra Comique, retrouve une œuvre dans laquelle elle se coule avec véritable bonheur, et avec toute la légèreté et la technicité qui la caractérisent, offrant la sensation de s’étirer dans les aigus comme elle respire. En dépit de ses prouesses vocales, son jeu d’actrice reste toujours d’une grande modestie, au service d’un personnage dont émane une délicate noblesse. À ses côtés, la jeune mezzo Ambroisine Bré se fait pleine de promesses dans un Duo des fleurs soyeux et chatoyant. Gérald, interprété ici par Julien Behr, essaie de se hisser, tâche complexe, en partenaire à la hauteur de Sabine Devieilhe, notamment dans le duo Dans la forêt près de nous.

Quant à Guillaume Tourniaire, chef plus souvent dans la fosse que sur scène, il dirige l’orchestre symphonique de Mulhouse avec rigueur et précision mais occulte trop souvent la douceur et la délicatesse de la partition, surtout dans l’ouverture. En revanche, le chœur de l’Opéra national du Rhin fait preuve d’une très belle homogénéité. 

Si l’on est loin, avec Lakmé, d’un conte féministe, la mise en scène dépouillée, à l’esthétique japonisante, nous montrant une jeune fille encagée par son père et traînée dans une charrette telle une condamnée juste avant l’échafaud, fait en ombres chinoises un commentaire sur la quête d’émancipation féminine. L’oppresseur n’est pas seulement la puissance britannique mais un amour paternel ambigu, dont l’héroïne se libère dans une affirmation de son statut de femme. Mourante, Lakmé n’accorde pas un regard à son géniteur. C’est vers son amant qu’elle se tourne, et cette cantilène si poignante, Tu m’as donné le plus doux rêve, est d’une grandeur existentielle, soulignée par la nudité du décor : comme Anna O, Lakmé souffre d’un don excessif d’elle-même, mais elle meurt grandie et affranchie. 

Lakmé, jusqu’au 12 novembre à l’Opéra National du Rhin www.operanationaldurhin.eu/fr

Puis à la Filature de Mulhouse du 26 au 28 novembre 

www.lafilature.org